Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Vigie

Encore cette maisonnette à la lisière du bois, à flanc de colline, regardant de loin, étalées à ses pieds, les fièvres urbaines ; une modeste résidence de briquettes, des terrains en pente, une route défoncée où cahote de temps en temps un bus, et quelques pas jusqu’au cœur de village avec son école primaire, son église et ses petits commerçants.

Elle, pas encore cinquante ans, a emménagé ici avec deux de ses trois enfants, les plus jeunes : le fils qui ne tardera plus à s’envoler, et n’en finit pas d’éprouver ses ailes, et la fille de dix ans. Que dire de cette vie… Par où commencer ? Faut-il prendre du début, remonter à l’enfance, une jeunesse paisible, des parents aimants, la flûte traversière et les majorettes ? Ou présenter plutôt la jeune femme de vingt ans, amoureuse et romantique, aspirant à l’idéal d’une vie partagée et soutenue par deux adultes unissant leurs forces ? Jeune mariée bientôt, puis mère une fois, et une fois encore.

Mais le soutien de son homme, elle n’en finit pas de l’attendre. D’ailleurs, sa vie est remplie d’attente : attendre qu’il aille mieux, qu’il se reprenne en main, qu’il rentre du travail, qu’il rentre de soirée, qu’il se montre enfin digne de ses rêves. Et au milieu de toutes ces heures, on devine l’incompréhension. Pourquoi n’est-il pas cet homme fort, serein et juste dont elle aurait besoin ? Pourquoi tous ces verres vidés ? Pourquoi ces larmes incongrues ? Pourquoi ces sautes d’humeur, cette jalousie folle envers son propre fils, si petit, si fragile ? Pourquoi n’est-il pas heureux ? Ils ont tout !

Elle fait avec. Il le faut bien. Et ils ont de bons moments, des vacances, des fins de semaines. Il est comme ça, et dans l’habitude, elle l’accepte, bon an mal an. Durant toutes ces années, elle le soutient, et se porte seule car ce n’est pas elle qui a besoin de soin. Elle fait de son mieux pour l’aider, pour le pousser à agir, pour donner un bon père à ses enfants. Elle ne s’arrête jamais : femme, mère, femme au foyer, femme active, infirmière, même psychologue, elle cumule les mandats ; c’est à peine si elle s’autorise une grippe par an. Heureusement qu’elle a ses parents, qui sont là pour l’écouter, l’aider, l’accueillir en vacances avec toute la famille. Ses enfants râlent un peu quand leur grand-mère les morigène : « aidez votre mère, vous êtes assez grands pour ça maintenant ! » Mais maman n’a pas besoin qu’on l’aide ! Elle a toujours le sourire. Et puis, elle n’a qu’à demander ! Elle est si vaillante pour eux, qu’ils ne se rendent pas compte qu’elle les garde à bout de bras, hors des eaux troubles dans lesquelles ils risquent tous de tomber. Il suffirait qu’elle relâche sa veille… Mais il ne faut pas y penser.

Un soir, elle craque, elle pleure dans sa chambre, sans pouvoir s’arrêter. Pour une simple remarque, une boutade du père, rien d’important, rien de grave. Elle remet bien vite le masque du bonheur, pour ne pas inquiéter les enfants.

Il y a des années, son mari est tombé malade, gravement. Il a été hospitalisé durant plusieurs mois. Elle a cru le perdre, plusieurs fois. Elle a tenu bon, pour ses enfants, partageant son temps entre le bureau, la Salpêtrière et la maison, expliquant tout aux petits, avec des mots choisis, se faisant rassurante, si rassurante qu’eux n’ont jamais eu peur. Le jour de la greffe, l’aînée a pensé fort à son papa, lui envoyant des messages d’encouragement, mais elle ne croyait pas vraiment qu’il pourrait les laisser. Et puis il a guéri, il est rentré à la maison, et la petite dernière est née, lumineuse petite perle de bonheur. Un bébé rose, joufflu, à la voix claire, qui a crié avec force pour chasser de la maison le spectre de la mort.

Alors elle enchaîne avec une nouvelle maternité. Mais son mari retombe, et devient de plus en plus lourd sur son échine. Quoi ! On lui a donné la vie une seconde fois, et il est incapable de la savourer ! Elle ne comprend pas, ne veut plus comprendre. Les discussions avec lui deviennent longs monologues incohérents, lorsqu’il a trop bu. Et il boit toujours trop. Elle commence à sentir qu’il l’empêchera toujours de voler. Elle travaille à domicile, mais il se retrouve au chômage. A la maison, il faut gérer les enfants, le travail, le ménage, la cuisine, les fantômes de son homme, et même l’amoureux de son aînée ; et c’est sur cet élément étranger à son noyau familial en péril que tombe l’orage. Ils prennent le large peu après, mais ils comprennent. L’aînée commence à sentir dans quels troubles elle laisse ses parents. Quant au fils, ça fait bien longtemps qu’il sait, instinctivement. Plus exposé, sa mère a eu plus de mal à le protéger des ombres.

Le mari boit, à nouveau, de plus en plus, et s’enfonce dans les cavernes de son mal-être. Il conduit ivre et se blesse à moto. Il déserte la maison, se sentant indésirable, et trouve refuge là où se rencontrent ceux qui, comme lui, se fuient eux-même. Il lui arrive aussi de passer à l’école pour ramener la petite à moto, ayant bu. Malade, vieilli, avachi et malheureux, il n’inspire plus à sa femme qu’un mélange de pitié, de colère et de déception.

Elle vit maintenant dans la peur de l’accident, pour lui ou pire, pour sa fille. Elle essaye encore, désespérément, de protéger les uns et les autres, l’envoie se faire soigner, une nouvelle fois, et répond à la vivacité de la plus jeune comme elle l’a fait auparavant pour les deux autres : avec simplicité et clarté, se faisant rassurante et affichant la sérénité qu’elle n’approuve plus depuis longtemps. Mais le temps passe et rien ne s’arrange. Même les montagnes finissent par s’aplanir, il en va de même de sa force. Elle se met à avoir des malaises, traduction physiologique de l’angoisse qui l’a investie et qu’elle pensait avoir domptée. Elle devient plus pâle, plus fatiguée, de jour en jour.

Et finalement elle se résout à fuir cet homme, son échec, son impuissance à lui porter secours, parce qu’elle n’est plus assez solide pour traîner toute son inertie. C’est le naufrage de son navire, mais elle surnage toujours. Elle gère tout, prend toutes les décisions : la dernière discussion, l’avocat, la vente de la maison, l’achat d’un nouveau logement, la famille… pendant qu’il sombre, elle louvoie entre les vagues, encore et encore.

Quand elle croit que le cyclone a enfin fini de se déchaîner, la mauvaise nouvelle tombe, sournois contrecoup. Toutes les maladies qu’elle n’a pas pu avoir pendant toutes les années où quatre vies dépendaient de sa poigne, se concentrent dans sa poitrine. C’est un cancer. Mais même là, elle demeure droite et forte. Habituée à saisir le taureau par les cornes, elle s’emploie à guérir ; cette fois-ci, elle sera sa propre patiente. Elle apprend alors, ou réapprend, à prendre soin d’elle ; elle se redécouvre une famille, des amis, des piliers de soutien, elle prend des vacances, des après-midi. Elle va au bout de son traitement avec succès, et encore, avec le sourire. Elle observe avec bienveillance ses enfants qui grandissent et trouvent leur chemin, chacun à leur rythme, quittant la nacelle vers de nouveaux jours. Sait-elle à quel point elle est aimée et admirée ? Sait-elle-même tout ce qu’ils lui doivent, hors la vie ?

Et la voilà, à flanc de colline, regardant de loin, étalées à ses pieds, les fièvres urbaines.  



15/04/2014
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