Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Harcèlement de rue et territoire : récit de bataille

"Eh, pssst, pssst ! Tchk tchk tchk, petite puce, tu me regardes ?"

 

Je réalise soudain qu'en ces termes, on s'adresse à moi. Nous sommes deux, assises sur quelques marches, discutant tranquillou tout en mangeant nos frites, et mon regard se baladait comme souvent, avec nonchalance et distraction, quand il a balayé ce groupe de trois jeunes hommes qui n'éveillaient en moi aucun intérêt, et que, sans cet accroc, je n'aurais pas même gratifié d'une pensée consciente. Apparemment, il n'a pas balayé assez fort, et me voilà, MOI, victime de ce qu'on appelle mignonnement "cat calling" ! Scandale dans ma tête, révolte immédiate, je sens illico mon cerveau inonder mes circuits d'adrénaline et mes synapses descendre dans la rue pour brailler des slogans dans de minuscules haut-parleurs, tandis que, tel un coq auquel on vient chercher noise, mon ego se dresse sur ses ergots. Il me FAUT réagir, c'est une question d'honneur.

 

L'honneur, ce concept daté, presque tombé en désuétude, et pourtant si important. L'honneur que détruit l'humiliation. Bref, on m'appelle une puce, et je m'insurge. Faute d'avoir de la répartie, je m'adresse d'abord au vide, à mi-voix, tentant autant que faire se peut de mettre une dédaigneuse distance entre ma précieuse personne et celui qui goujate de la sorte. Franchement, je ne sais plus trop ce que j'ai dit, mais croyez moi sur parole : ça ne volait pas bien haut.

 

Mais je suis entendue, et ce monsieur persiste dans son impudence. S'ensuit alors une espèce de joute verbale plutôt ridicule compte tenu de l'absence totale d'inventivité qui la compose. L'un des trois compère ne tarde pas à s'en aller, je n'ai pas trop suivi pourquoi, tandis que mon adversaire désormais, insatisfait de ma résistance probablement, prétend qu'il s'adressait à mon amie, qui conserve une indifférence foudroyante pendant tout l'échange. Elle est au-delà, lisse et froide comme la glace. De toutes façons la feinte ne prend pas : qu'est-ce que ça pourrait bien changer, qu'elle ait été la vraie cible de cet individu, quand bien même ç'eût été le cas ? Je parle pour deux, en l'occurrence, je parle pour toutes.

 

Je rabaisse, je tutoie tandis qu'il s'est mis à vouvoyer d'ans l'espoir de me déstabiliser ; il réplique vainement et se rapproche, secondé de son muet auditoire, jusqu'à presque nous toucher, mais je persiste. Les vannes sont ouvertes, et je ne vais pas m'arrêter en si bon chemin. Je suis en colère, comme on le serait vis à vis d'un enfant qui vient de traiter son institutrice, et je n'ai donc pas peur. Je ne pense pas une seconde à me lever ; je n'ai pas vraiment besoin de ça pour me sentir supérieure, à vrai dire.

 

Il exige maintenant que je le respecte. J'aurais envie de rire de tant d'audace, mais je n'ai pas assez de sang froid pour ça. Suffisamment en revanche, pour toujours répondre, avec des phrases construites et mon ton le plus coupant. Comme je ne me démonte pas, comme aucun de ses "pétasse", "salope" et autres "t'es moche" ne semblent m'atteindre (et c'est bien le cas en effet ; ses réactions correspondent si bien à un scénario depuis longtemps écrit que c'en est risible), il commence à perdre contenance, et les déplacements des deux comparses répondant immédiatement à l'évolution de la scène, ils s'éloignent à nouveau de nous côte à côte, incertains de la direction à prendre. Plusieurs fois, je les congédie, plusieurs fois mon harceleur résiste, parce que lui ordonnant de partir, je lui interdis de le faire : il ne peut pas obéir à mon injonction sans perdre aussitôt la face, et il s'y refuse. Mais je domine l'affrontement, et sa fin est proche. Je récupère tout de même suffisamment de présence d'esprit pour trouver une faille dans sa pauvre psychée.

 

Monsieur porte des boucles d'oreille, deux genres de boutons de manchettes dorés et carrés, qui lui vont plutôt bien.

 

Monsieur porte des boucles d'oreille.

 

Je m'excuse brièvement et intérieurement auprès de tous les porteurs de bijoux, de toutes les femmes, de tous les LGBTI et Q pour l'attaque que je m'apprête à lancer, mais il me faut mettre un terme à l'affrontement, une bonne fois pour toutes, et je sais que cette botte touchera. Il faut bien se mettre à portée de l'ennemi pour qu'il comprenne qu'il a perdu.


"Et toi, tu t'es vu ? Avec tes boucles d'oreille, là... P'tite gonzesse." Silence réfrigéré d'une milliseconde, puis il tente une réponse, mais il est trop tard. Encouragée par son hésitation, je porte le coup de grâce. "C'est à qui que tu les as prises ? A ta mère ou à ta voisine ? " Je réussis même un pâle sourire goguenard.

 

Déconfiture du marmot.

 

Son pote se marre, se désolidarisant de l'échec et validant les scores. Il a perdu. J'ai gagné ! Nous n'avons pas bougé un seul instant de notre escalier, mais eux s'éloignent de quelques pas et nous tournent le dos, évidente traduction corporelle de la fin du combat. Mes mains tremblent et je me sens fébrile, contrecoup du stress provoqué par l'incident. Mais je suis fière de ma réaction, et de ma victoire. Pour la première fois, je n'ai pas baissé les yeux, je n'ai pas fait semblant de ne rien entendre et je n'ai pas réagi en victime.

 

Ostensiblement nous revenons à notre discussion, et nous attendons leur départ pour quitter notre territoire âprement défendu.



09/10/2014
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