Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Du doute, de la conviction, du militantisme et de la pédagogie

Le doute.


C'est important, le doute. C'est ce qui sépare l'opinion éclairée (plus ou moins) de la foi aveugle. Tout comme la réserve de jugement. Il faut comprendre qu'on est pas obligé d'avoir une opinion sur tout, de juger toute personne, tout événement, sitôt qu'on en a vaguement pris connaissance. Il est naturel, bien sûr, de ressentir des émotions à la lecture d'un fait divers terrible, colère, tristesse, mépris, empathie. Vient alors l'envie de joindre sa voix au chorus des bonnes âmes meurtries par le malheur d'autrui, bien souvent unies dans le blâme du bourreau. Il arrive fréquemment que cette envie soit plus forte encore, du fait du préjugé, qui se nourrit d'une foule de petites miettes de connaissance, de témoignage, de bric à brac glané dans l'imaginaire collectif et étayé de demi-vérités aux traits grossis, pour en faire une charpente en apparence bien solide.


Mais je n'aime pas lapider à vue, fût-ce pour punir d'un crime horrible, car rien n'est jamais gratuit. Reste dans l'affect, et tu verras dans un monde noir et blanc se dresser face à toi un gros épouvantail tout plat aux formes troubles, gigantesques, dont tu ne vois pas la tête, perdue dans l'ombre, bien trop haute. Il te faut prendre du recul, si tu veux pouvoir contempler ton ennemi dans son entier. Il te faut introduire des nuances à ton paysage, pour distinguer en niveaux de gris, le détail de son anatomie, et le mettre en perspective. Alors seulement, tu pourras t'armer contre le monstre, viser sa tête ou son coeur, ou mieux encore, l'apprivoiser et en faire une monture, ou un allié.


C'est là qu'est le doute. Que d'autres aient douté avant moi ne me dispense pas de le faire. Je doute, et j'écoute. Mes amis, mes ennemis, ceux dont je ne sais pas grand-chose, ceux que je connais comme ça. Le monde est trop grand pour être résumé par une seule forme de pensée. Existe-t-il pour autant des choses intolérables ? Je le crois. Faut-il en réponse, devenir intolérant ? Je m'en défends.


Mais le doute devrait pourtant n'être qu'une passade, une partie d'un processus, qui peut être long, d'examination globale. Tant qu'il est omniprésent, il ne laisse de place à rien d'autre. Il écrase la spontanéité et l'intuition, enraye le raisonnement et bloque enfin toute décision, et avec elle, toute action. Au doute succède donc la conviction, qui elle, permet la réponse.


Mais la conviction elle-même n'est pas définitive. Elle est effectivement très confortable, et on a tendance à lui faire confiance quand elle est issue d'un long cheminement. Le danger est grand, malheureusement, de s'y enliser, et la conviction est comme une tache d'huile, elle s'étend, elle s'étale lentement au-delà de l'espace éclairé où elle avait coulé au départ.


Il est donc important, voire primordial, de soumettre ses propres conviction à un examen régulier, pour voir si d'aventure, elles n'auraient pas été trop loin, dans des zones encore obscures. On aurait peut-être présumé de la véracité de certaines choses, mis en confiance par la proximité de nos convictions qui prennent leurs aises. On aurait alors généralisé.


La justesse et la sagesse de nos opinions ne sont ni innées, ni ne coulent de source. Elles sont comme un écosystème : en équilibre toujours précaire, en constant réajustement, elles peuvent être profondément ébranlées par une crise, voire totalement anéanties, pour laisser la place à un nouveau système engendré du chaos par la reconstruction, une nouvelle phase de doute, d'écoute, d'examen, de minutieux dégagement des convictions.


Là où le bât blesse, c'est quand je me permets de douter des convictions d'autrui. La démarche, pourtant nécessaire à l'élaboration d'une pensée saine, peut heurter, oui. Qui se sent victime et réclame un support sans condition pour se rétablir n'est pas apte à être mis en doute. Qui a fourni autant d'efforts pour se forger son propre système de valeurs et de pensée peut avoir du mal à admettre qu'on ne lui prête pas raison d'emblée. Qui est trop souvent contraint au silence ne peut pas partager sereinement un espace de parole où enfin, l'occasion de s'exprimer lui est donnée. Et ces effets sont amplifiés lorsque le groupe lui donne majoritairement raison, ce qui survient d'autant plus facilement qu'on surveille les entrées et qu'on filtre les interlocuteurs. Qui se ressemble s'assemble, dit-on, tant et si bien qu'à la fin, il s'agit plutôt d'exclure le plus différent, le plus dissonant, celui qui ne fait pas chorus.


On lisse donc les convictions, les propos, on oublie de surveiller ses taches d'huile et d'éclairer ses épouvantails, on finit par se trouver de nouveaux ennemis au sein même de ses alliés et amis, faute de pouvoir tolérer le doute. Au lieu de se concerter, d'échanger et de douter ensemble pour tenter de construire plus grand, on se congratule, on acquiesce et on renforce les certitudes de chacun. On frotte bien la tache d'huile pour l'étaler au mieux, en croyant affiner sa réflexion. Comme dans le groupe, on finit par partager l'essentiel de ses idées, on pinaille sur des détails, on fait la chasse au propos de trop, on se scandalise de toute divergence de pensée, parce qu'on a si bien affiné et poli sa tache d'huile, qu'on trouve finalement intolérable, scandaleux, voire monstrueux, l'avis, le mode de vie qui diffère, ou tout simplement, l'absence d'opinion, qu'elle n'ait jamais été convoquée, ou pire encore, qu'elle soit toujours en construction, ou en reconstruction.


Finalement, l'ultime objectif de la réflexion, de la prise de recul, du doute, serait-il la validation des élans du coeur ? Ne réfléchit-on que pour pouvoir laisser en confiance sa voix rejoindre le choeur des autres bonnes âmes, pour faire à nouveau de nos émotions les maîtresses de nos actes, mais légitimées par nos convictions, en toute bonne conscience, et certitude d'avoir enfin raison ?


Non. On ne réfléchit pas pour pouvoir s'indigner à juste titre. Peut-être que je me méfie trop de l'affect, peut-être est-il un moteur indispensable à tout progrès, à toute création. Mais j'ai la conviction, à l'heure actuelle, qu'il ne devrait pas être le seul maître à bord.

 



01/12/2015
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