Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Trou de mémoire

 

Déjà huit heures. Elle doit se dépêcher. Comme tous les matins, elle a attendu la deuxième sonnerie du réveil et bien entendu, elle s’est rendormie. Pas qu’elle aime particulièrement ces minutes volées, elle n’y trouve en général aucun délassement supplémentaire, aucun plaisir spécifique. C’est plutôt qu’elle s’englue. Le sommeil lui colle aux paupières, lui cloue les membres et verrouille ses articulations. Lorsqu’enfin elle parvient à s’extirper, il faut décaler à la hâte. A force, sa routine s’est effritée, réduite jusqu’au squelette, presque au geste fantôme. Elle quitte l’appart avec le diable aux trousses, sans prendre le temps de se demander ce qu’elle a encore oublié, elle a ses clefs et son sac, c’est le plus important.

 

La porte claque à peine derrière son dos qu’elle est déjà presque au pallier du dessous.

 

Et Hélène plonge dans un autre jour ouvré.

 

 

 

La matinée défile jusqu’à la pause café, puis jusqu’à la salade avalée sur le pouce en compagnie d’une ou deux collègues. L’après-midi n’ira pas moins vite, hachée menue par les mails et les appels. Elle s’étirera comme souvent jusque tard, de toutes façons Hélène vit seule alors autant éviter l’heure de pointe du R.E.R.

 

 

 

Dans le train il ne se passe rien, la plupart du temps. Le trajet s’éternise, elle a besoin de s’occuper l’esprit.

 

Elle n’aime pas se laisser la tête en roue libre. Du coup : Facebook, Insta, quelques vidéos Youtube en 4G et l’affaire est faite.

 

 

 

Elle se déleste dans l’entrée de ses affaires de femme d’extérieur. Pieds nus et en culotte, elle soupire d’aise en s’affalant devant l’ordi, dans son T shirt trop grand qu’elle aime bien parce qu’il est confortable et lui cache le corps. Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? Ce sera pizza. Il ne faudra pas en faire une habitude, elle se le promet, pour demain.

 

Le T3 pourrait profiter d’un brin de ménage, c’est vrai, mais l’idée même de se relever du bureau où le PC la maintient l’épuise. Il faut bien que vivre seule ait quelques avantages, non ? De toutes façons elle préfère son petit désordre. Il la rassure, c’est un peu son cocon. Les piles qui montent aux murs, les choses qui s’entassent dans les coins, adoucissent les angles et limitent les perspectives. Ne reste circulable que le strict espace nécessaire, celui qu’elle utilise au quotidien : entrée, cuisine, salle de bain, un coin du salon et une chambre.

 

Le reste ?

 

Occulté.

 

Il y a notamment ces cartons de livres et ce vieux radiateur d’appoint, qui font comme une muraille.

 

Elle ne sait même plus ce qu’il y a derrière.

 

Netflix ne lui demande jamais son avis avant de lancer l’épisode suivant. C’est mieux comme ça, elle n’aime pas les coupures.

 

 

 

Le livreur a posé la pizza sur le pallier. C’était payé d’avance, par praticité. La pizza est mangée distraitement devant une autre série, avec beaucoup d’huile piquante et un coca zéro, parce que tant qu’à manger gras autant aller jusqu’au bout. La perspective du dessert l’enchante de moins en moins à mesure que la quatre fromages s’amenuise dans son carton. Elle le prendra plus tard, pas grave. Elle a le temps, elle n’a pas envie d’aller au lit.

 

C’est comme les enfants, pense Hélène.

 

Les enfants non plus n’aiment pas aller au lit.

 

Ils ont peur de se retrouver tous seuls dans la chambre fermée.

 

Maman n’est jamais bien loin, mais il reste ce mur entre les pièces, qui sépare.

 

Elle se masse le ventre, se sent lourde, n’arrive pas à finir sa part. La pâte doit être trop épaisse. Ça l’écoeure soudain, tout ce mauvais fromage tout mou. Elle laisse Netflix en fond et rouvre Facebook sur son téléphone. L’algo n’est pas si mauvais en fin de compte. Quelques memes, une vidéo TikTok qu’elle ne comprend pas - pas pour elle ces appli de jeunes - , une vidéo mignonne, un article à scandale qui lui permet de s’épancher. Elle passe une bonne demie-heure à rédiger de trop longs messages à des inconnu.e.s pour leur expliquer qu’iels ont tort. De guerre lasse, elle finit par laisser tomber. Il y a ce manga érotique et rigolo qu’elle a envie de découvrir, mais seul le premier chapitre est en accès gratuit. Tant pis.

 

 

 

La nuit s’étire derrière les rideaux fermés, sans qu’elle en sache rien. Toutes les soirées se ressemblent, à la fois trop longues et trop courtes, à en oublier que le temps passe.

 

Terrible, ce temps qui ne s’arrête jamais de couler, même quand on y prête pas garde.

 

Elle aurait dû faire plus attention, certainement.

 

Heureusement, il n’y a qu’elle à gérer.

 

Elle se sent soudain prise de l’envie irrépressible de se masturber, et y passe un certain temps, aidée par un web inépuisable. Puis, vaguement dégoûtée, elle finit par aller se coucher quand même. Elle a oublié la glace. Tant pis. Ça doit être fondu maintenant, de toutes façons.

 

 

 

Le passage par la salle de bains est aussi rapide que possible, pour ne pas gâcher les effets de l’orgasme. Elle n’a pas envie de recommencer une fois couchée. La chambre aussi est pleine comme un œuf, d’objets et de fringues, et de mobilier. Tout lui appartient et elle se calfeutre derrière ce rempart de bordel. Une fois couchée, c’est quitte ou double. Soit le sommeil l’emporte comme un coma, soit elle reste là encore un moment, plongée dans une trouble insomnie, de laquelle elle ne se sauve qu’à grands renforts de wifi. Heureusement qu’elle a son téléphone. Et ses écouteurs. Elle ne supporte pas le bruit. Pourtant, l’appartement est situé en plein centre-ville. Là-dehors, les gens ne s’arrêtent jamais vraiment. Le bruit est omniprésent, elle devrait être immunisée. Au moins ne plus en avoir peur. Mais c’est plus fort qu’elle : sans écouteurs, elle se retrouve à l’affût du moindre son parasite.

 

Elle doit absolument analyser le moindre grincement,

 

le plus petit gémissement,

 

le plus étiolé soupir.

 

Comme si tout cela pouvait venir d’autre chose que d’événements totalement extérieurs à sa bulle, à sa vie.

 

Comme si elle n’était pas seule chez elle, ou que son cerveau attendait un autre signal que celui, immuable, de son réveil le lendemain matin.

 

N’y pense plus, se dit Hélène. Elle monte le son de son podcast.

 

 

 

Parfois, elle fait des rêves. Pas trop des rêves d’ailleurs, plus comme des cauchemars. Des choses particulièrement vivaces, qui se passent dans l’appartement. Elle s’en réveille systématiquement angoissée et avec le sentiment urgent qu’elle oublie quelque chose.

 

Mais elle n’arrive jamais à se souvenir.

 

Elle se dit que c’est à cause d’Eric. Il a dû la marquer, avec ses réflexions incessantes sur sa tête de linotte. Hélène n’aime pas penser à son ex. Ce salaud irresponsable qui était tout pour elle, à qui elle voulait donner tant et plus, et qui l’a larguée par sms, les laissant en plan, et elle plus seule que jamais pour tout gérer, si fatiguée, si fatiguée !

 

L’idée même d’Eric la met en boule.

 

Elle se demande si elle a déjà pris ses médicaments, considère son pilulier, constate que non, s’en trouve soulagée. Voilà une explication solide à son soudain mal-être. Ça passera, comme à chaque fois. Mais elle doit arrêter de penser à Eric, et au passé. Seul le présent compte.

 

 

 

En partant pour le travail, elle se dit que quand même, il serait temps qu’elle range un peu. On ne respire plus dans cet appart, et puis il lui semble que ça sent le renfermé. Peut-être même le moisi ? Elle n’a pas tellement d’odorat.

 

C’est lui qui l’avait choisi, elle vient de s’en souvenir. Elle n’était pas là pour la visite. Ils étaient pressés de s’installer, alors elle avait juste vu les photos et puis elle avait fait confiance. Au final, ils étaient tombés sur un bon plan : pour un loyer très abordable, l’appartement n’était pas mal, même plutôt spacieux.

 

Trop, maintenant.

 

Tu devrais déménager, carrément, se dit Hélène. Mais elle n’y pense jamais sérieusement. Elle ne sait pas trop pourquoi mais imaginer partir lui arrache le coeur, absurdement.

 

Ce serait un abandon.

 

Il y a toute sa vie ici.

 

Curieux comme chaque fois que ses pensées s’enroulent autour de certaines idées, elle devient absolument incapable de se concentrer et perd le fil. Comme par exemple lorsqu’elle se demande d’où lui vient cette impression tenace et répétitive d’oublier quelque chose d’important.

 

Elle ne doit pas être encore prête à tourner tout à fait la page.

 

Ou bien ce sont peut-être les médicaments.

 

Alors elle comble les vides, les angles et les recoins, puisque les placards sont pleins, à craquer. Elle rangera plus tard. De toutes façons, elle est encore en retard.

 

 

 

Quand la porte d’entrée du T2 claque dans son dos, elle est déjà presque au pallier du dessous.

 



05/05/2021
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