Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

les fils du désert

1204-

Le jour se lève à peine par dessus les grandes montagnes qui se dressent à l'est. Le ciel pâlit et commence à se colorer tandis que, tout là haut, la ligne de crête s'illumine d'or fondu. La lune restera visible encore plusieurs heures, mais déjà elle n'a plus l'éclat de son apogée. Le désert est immense et s'étend jusqu'aux horizons, aux derniers retranchements de la nuit, où il se confond avec les cieux encore presque noirs. Derrière le Prince, les tentes du campement se tapissent au pied d'un contrefort rocheux, mais ici, une fois le jour tombé et les dernières brumes de chaleur dissipées du sable recuit, c'est le froid qui règne ; pas plus d'abri contre lui que contre la morsure du soleil.

 

Le prince est le premier levé : il est, comme son père avant lui, et comme ses ancêtres sur tant de générations que nul ne s'en souvient de mémoire d'homme, un fils du désert, qui commande à ses semblables. Ils sont d'une race fière et endurante. Dans leur sang coule l'amour pour cette terre aride et impitoyable. C'est pour cela que le prince est debout à la dernière heure du sommeil : il aime cet instant de répit qui précède à la fournaise et à l'agitation, ce sentiment d'un seuil, à l'instant qui sépare la nuit du jour, le monde des morts et des esprits et celui des vivants et des hommes. Sa suite ne tardera pas. Déjà, le silence nocturne n'est plus parfait. Quelques chevaux commencent à s'ébrouer dans leurs entraves, quelques tissus froissés murmurent à l'intérieur d'une des tentes basses qui abrite les hommes pendant le bivouac. Le feu endormi crépite de temps à autre, et progressivement, les sons diurnes couvrent la voix du désert, souffle du vent sur les dunes, grains de sable sur d'autres grains de sable, glissements secs et infimes crissements.

 

Le prince tourne à nouveau son regard vers l'est, observant la minutieuse progression de l'aurore. Le ciel continue de s'éclaircir et les monts lointains, mais pourtant si proches, d'accumuler le jour pour l'instant où enfin, il s'élancera. Un rayon précoce profite d'une crevasse pour éclore avant l'heure, et le prince silencieux est témoin de la grâce : la lumière toute neuve file en une limpide oblique jusque sur le camp. Touché par le premier doigt de l'aube, un des oiseaux de proie, jeune faucon lanier, s'éveille, et face au levant, étire largement ses ailes sombres et son cou, montrant au matin le plumage immaculé de son ventre.

 

A cet instant, le seuil est franchi. L'or fondu accumulé sur le haut de la montagne est arrivé à saturation, et c'est un déferlement soudain de lumière chaude qui submerge le versant, le camp, et le sable du désert. C'est comme un riche tapis brillant qui se déroule sur la nuit, alors que le soleil surgit, déjà haut dans le ciel, et déjà brûlant. Le camp prend vie.

 

Cela fait plusieurs heures que le prince chevauche, en compagnie de trois hommes jeunes, tous fils de sages respectables et guerriers honorés. Ils ont quitté le désert sableux pour une plaine plus préservée où le gibier abonde. Tous les quatre ils montent de petits chevaux nerveux et fins, infatigables. Sur chacun de leurs pommeaux perche un faucon. Autour d'eux, des chiens saluki trottinent. Tous scrutent en silence l'immensité désertique, à l'affût du moindre mouvement à l'improbable ombre d'un buisson desséché. La lumière crue pèse sur leurs épaules et sur leur tête, mais ils n'y prêtent pas attention. Ils sont enveloppés dans des étoffes blanches et bleues. Les animaux et les hommes forment un groupe soudé et se déplacent souplement dans les sables millénaires, en osmose avec leur environnement.

 

Soudain, un tressaillement. Les chiens s'immobilisent, les oreilles dressés, la queue raide. Ils ont vu une proie. Sur un signe des chasseurs, ils s'élancent et entament une course poursuite où l'un relaie l'autre et pousse le gibier en direction du troisième. C'est un grand lièvre. Le spectacle est grandiose : les chiens sveltes, taillés pour la course, semblent danser avec le rongeur affolé ; dans leur course, les animaux soulèvent des nuages de poussière dorée et rouge. Le prince détache les jets de son faucon et le lance dans les airs. L'oiseau décapuchonné s'élance haut dans le ciel et décrit un large cercle, rassemblant son élan et ses forces. Puis il se ramasse et plonge, droit sur la proie occupée à échapper à ses poursuivants terrestres. Le lièvre ne voit pas la mort fondre sur lui. En quelques instants, c'est terminé. L'attaque a été foudroyante, d'une précision parfaite. On rappelle les chiens et le prince met pied à terre pour saisir le lièvre. Il fera un délicieux repas. Pour l'heure, il part rejoindre les prises précédentes sur les quartiers de selle. La chasse a été bonne, comme l'augure du matin le laissait prévoir. Heureux, chasseurs hommes et animaux prennent le chemin du retour.

 

C'est quand ils s'enfoncent à nouveau dans les longs ergs que les chiens redonnent l'alarme. Les quatre compagnons, qui discutaient joyeusement de leur chasse fructueuse, en laissant leurs montures aller à un rythme nonchalant, se tournent tous au même instant dans la direction indiquée par les saluki pantelants, tous prêts à reprendre leur poursuite, indifférents à la chaleur aride et au sable brûlant. Ce qu'ils voient alors les laisse émerveillés : à quelques centaines de pas, sur un petit replat, marchent trois magnifiques oryx. Les grands animaux, calmes, ne les ont pas encore perçus. Ils se meuvent avec lenteur et grâce, sur de longues pattes noires et fines au pied sûr. Leur silhouette blanche luit au soleil et se détache sur le sable plus foncé. Leur front est couronné de deux grandes cornes effilées, pointées vers le ciel. Entre leurs yeux se détache nettement une flèche noire.

 

Saisis, les jeunes hommes se lancent un regard entendu : voir un oryx dans le désert est signe de chance ; en voir trois est un signe encore trois fois meilleur. En prendre un... Serait un immense honneur, l'occasion d'un grand festin, pour rendre grâce à Dieu de ce cadeau, et le trophée serait une offrande digne d'un roi. Ils se mettent rapidement d'accord sur la prise : des trois oryx, ils choisissent le plus grand, un jeune mâle paré des plus grandes cornes qu'ils aient jamais vues. En un signe, les chiens prennent leur course silencieusement. Mais les grands herbivores lèvent soudain le nez, et comprenant la menace, prennent leurs jambes à leur cou. Il faut tenir la distance, ne pas se laisser semer par les antilopes du désert, sans s'épuiser ni trop pousser chiens et chevaux. Les lévriers ont réussi à isoler la proie, qui s'enfuit dans une direction différente des des autres oryx. Bientôt ces derniers ont disparu entre deux ergs. Mais le grand mâle est toujours poursuivi. Le prince est absorbé par la course folle, concentré sur le brillant animal qui cherche à s'échapper, et sur le souffle régulier de son cheval au galop. Il accompagne, comme d'instinct, les mouvements de sa monture, pour ne pas gêner son effort, et l'encourage de la voix comme il encourage aussi les chiens. Les chasseurs cherchent à encercler l'oryx, et les lévriers tentent de lui attraper les pattes, mais l'antilope ne se laisse pas faire et essaye de piétiner les chiens sans ralentir. Mais ils sont trop agiles, et esquivent aisément les sabots coupants.

 

Petit à petit, l'oryx perd son avance sur les chevaux, et la manœuvre d'encerclement finit par aboutir. Les chiens poussent à leur gré leur proie sur l'un ou l'autre des cavaliers, armés de lances, prêts à frapper. Ils attendraient de l'avoir épuisé davantage, mais l'animal semble infatigable, porté par la rage de vivre. Il est un adversaire d'une grande valeur. Le risque est grand si celui qui portera le coup manque sa cible : fougueux, plein de feu, l'oryx est dangereux, et sa haute taille le rend presque plus haut qu'un homme à cheval. Acculé, il baisse la tête, menaçant. Les hautes cornes forcent les hommes à garder une distance respectable avec l'animal furieux qui s'apprête à charger. Les chiens ont senti le danger et se sont reculé derrière les chevaux. Le prince brandit sa lance. C'est maintenant qu'il doit frapper, et frapper juste. Il se concentre, visant soigneusement la jugulaire, là, juste devant l'épaule. A l'instant où l'oryx s'élance, l'arme s'envole. Le mouvement est synchrone, parfait. Durant une lente seconde, l'oryx et la lance sont en suspens dans l'air immobile, et avant même que le mouvement s'achève, le prince sait qu'il a réussi. Une fraction de seconde après, l'antilope s'effondre sur le sable. Le prince saute de son cheval, et égorge promptement le grand mâle vaincu, lui épargnant ainsi une plus longue agonie.

 

La chasse a trouvé une fin heureuse pour les chasseurs, et les quatre hommes sentent leur cœur battre à tout rompre dans leur poitrine. Les chiens et les chevaux halètent, couverts d'écume. Cette fois, nul blessé à déplorer, nul mort à ramener à la cité en deuil, mais plusieurs lièvres et une prise exceptionnelle, un don divin d'excellent augure. Les compagnons contemplent un instant la bête magnifique, puis ils la chargent sur le cheval de l'un d'entre eux, qui le mène par la bride jusqu'au camp. Sur place, les prises sont nettoyées, leurs entrailles distribuées aux chiens et aux faucons, qui ont bien mérité cette récompense, et les restes sont enterrés dans le sable, à distance respectable des tentes. Ainsi, les créatures ne seront pas arrachées au désert. Le camp est en liesse, et le prince et sa suite s'endorment, le cœur content. De longues heures de chevauchée les attendent encore demain, pour retourner à la cité des rois.

 

 

2014-

Foutue chaleur. Le prince grogne d'inconfort, installé dans la large jeep. La climatisation du véhicule est nettement insuffisante, surtout à la sortie du palais où règne une bienfaisante et humide fraîcheur. Il regrette déjà la piscine d'où cette imbécillité de tradition l'a tiré, bien à contrecoeur. A ses côtés, un maître fauconnier tient un petit oiseau de proie coiffé d'un chaperon. Le prince ne connait pas grand chose aux bestioles, à plumes comme à poils, et n'y porte aucun intérêt, mais la sortie sera l'occasion de quelques photos de bon aloi. Et puisque son père était grand chasseur, il se doit de lui succéder dignement de ce côté-là.

 

Pour faire passer le temps, le prince se fait servir une collation de dattes et de bière bien froide tout juste sortie du frigo. Il bénit le liquide qui vient le distraire de l'ennuyeux trajet à travers le désert. De temps à autre, le fauconnier lance son oiseau par la fenêtre de la jeep, et une seconde main le récupère à l'extérieur, et se charge aussi des proies à ramasser. A chaque prise, on annonce au prince combien d'animaux il a eus, par espèce et par taille. Il n'en a que faire. De toutes façons, il n'aime pas le lapin. Il fera jeter ces saletés dès que le tableau de chasse sera enregistré.

 

Le temps s'étire comme un filet de miel, interminable, collant. Le prince finit par perdre patience. Il s'adresse à ses suivants sans aménité -il n'y songe même pas- pour exiger qu'on lui trouve un beau trophée. Il a hâte de prendre la pose, et de rentrer au palais. Tout est prévu : sitôt l'ordre lancé, la seconde main qui circule en quad à côté de la jeep lance le signal convenu par talky-walky. À deux cent mètres de là, derrière un bosquet rabougri, l'équipe B ouvre l'arrière de la camionnette et en fait sortir, en le tirant par les cornes, un grand oryx blanc mâle, sélectionné spécialement pour la longueur de son trophée, dans une ferme à gibier de la région. L'antilope docile se laisse guider, puis sans crier gare, on lui assène sur la croupe un grand coup de cravache qui la fait détaler avec un cri de frayeur, droit sur l'équipée princière.

 

L 'équipe de journalistes et de photographes est sur le pied de guerre : le prince est descendu de voiture et on lui a tendu un gros calibre de chasse. Un oryx a été repéré non loin : l'animal s'est calmé et broute désormais tranquillement les feuilles d'un buisson épineux. Il est à portée de vue et d'ouïe des hommes peu discrets, mais, élevé à la main, il ne s'en inquiète pas. Le guide fait signe au prince d'avancer doucement vers sa cible, qui se laisse approcher tout près, jusqu'à cinquante mètres à peine. Puis le guide fait respectueusement signe au prince de disposer à sa guise de l'animal exposé. Le prince, tout heureux, ne s'ennuie plus. Empli soudain d'un sentiment viril, il épaule l'arme à feu, bien calé comme on lui a montré, vise grâce au pointeur laser, et presse la détente. La grosse détonation du fusil princier masque celle, plus discrète, du guide qui tire presque en même temps, juste pour s'assurer que la cible soit bien atteinte. L'oryx est touché au cou et se met à perdre des flots de sang. Il tombe à genoux. Tout sourire, le prince se redresse fièrement, et marche d'un pas tranquille et conquérant vers l'antilope blessée. Le guide lui conseille de rester à distance, afin qu'un soubresaut de l'animal ne vienne pas le blesser par mégarde. Puis il achève l'oryx au couteau de chasse.

 

De retour, le prince fait exposer le trophée dans la salle à manger, à côté de son portrait grand format, un pied sur la dépouille, tenant à la main son fusil neuf. Un vrai fils du désert. Il n'a rien à envier à son père, c'est sûr ! Se dit-il avec satisfaction, avant de se resservir.  



21/08/2014
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