Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Petite introduction à la grande vie des Arbres

 Je suis là. Eh bien, c'est un fait. D'où je viens ? Mais, d'ici même, pardi ! De ma bogue. Je dois dire que c'est une bien confortable bogue qui nous abrite, moi et mes deux sœurs. Enfin, quand je dis « mes deux soeurs », c'est plus une figure de style qu'autre chose. Il n'y a qu'à la voir, l'autre là, celle de droite, qui s'est acharnée pendant des jours entiers ! A me pomper les nutriments, alors que franchement, c'était perdu d'avance ! Toute plate, qu'elle est ! C'est simple : on croirait une vieille peau toute vide et desséchée. Si celle-là arrive à germer, je veux bien me faire marron d'Inde. Mon autre sœur, celle de gauche, est à peine plus vaillante.

Alors que moi... Moi, sans fausse modestie, je suis une superbe petite châtaigne. Toute brune et mordorée au milieu de mon nid de velours, toute ronde, toute lisse, toute couverte de tous petits poils. Non, vraiment, une merveille de châtaigne ! Et dans une forme, avec ça ! Olympique, mes enfants ! Je pourrais soulever des montagnes, faire toute une forêt à moi toute seule ! C'est d'ailleurs un plan de carrière tout à fait honorable pour une petite châtaigne. Non parce que je vous rappelle quand même que j'ai du potentiel ! Un bon sol frais comme il faut, un peu d'ombre mais pas trop, et je serai devenue un châtaigner comme vous n'en avez encore jamais vu, avant même que vous ayiez le temps de vous retourner !

 

Ou peut-être que si. J'ai tendance à oublier que vous n'êtes pas précisément ce qu'on appelle de la graine de champion, en matière de longévité. Non, vous, c'est plutôt le genre éphémère : je débarque dans l'existence en parfait assisté, dépourvu du moindre petit germe, je profite de la sève parentale en toute tranquillité, et une fois un semblant d'autonomie acquis je m'empresse d'entasser la vie et de grainer partout, en faisant un barouf incroyable et en dérangeant tout le monde, avant de mourir d'un coup, pouf, et de m'éteindre comme une luciole un peu crétine qui tombe à l'eau.

 

En tous cas, pour nous, les arbres, c'est plutôt différent. Oh, il y a bien de la sous-graine, je ne dis pas ! Les noisetiers, les robiniers, les érables, et ces pauvres fruitiers tous trafiqués qui crèvent à la moindre occasion, tout ça c'est quasiment de l'arbustif. Mais nous, les châtaigniers, ah, c'est autre chose ! Nous, on prend le temps de vivre, de grandir, d'évoluer, et à force d'observer le monde sous tous les angles, de tout petit à très très grand, on finit par bien le connaître. Voilà ce que je suis : l'avenir en marche, une sauvegarde progressive, une pensée évolutive qui sera bientôt au-dessus de tout.

 

Enfin, si j'arrive à me sortir de là-dedans et à me trouver un terrain correct. Voyez-vous, nous autres les noix, nous avons deux problèmes majeurs : premièrement, on ne se déplace pas toutes seules. Mère Nature, dans sa grande fantaisie, a décrété que les aigrettes et les ailes, c'était bien joli, mais qu'on était un peu trop conséquentes pour pouvoir en être équipées. Personnellement je trouve ça très injuste. Mais bon, c'est comme ça n'est-ce pas ! Il faut bien faire avec... Du coup, on tombe du plus haut possible, on roule le plus qu'on peut, et on prend la pente.

Notre deuxième souci, et non des moindres, c'est qu'un bon paquet d'entre vous, les animaux, nous trouve délicieuses. Ecureuils, humains, sangliers, qu'est-ce que vous pouvez bouffer ! Mais pourquoi diantre avez-vous donc besoin d'autant d'énergie ? Faut-il que vous soyiez à ce point tributaires de notre charité...

Je sais bien que nombreux sont les arbres qui n'attendent que ça, d'être mangés. Pour ne rien vous cacher, j'éprouve pour cette engeance opportuniste un certain mépris. C'est bien d'un fruitier ça ! Fonder son existence, son avancement et son succès sur le tube digestif d'autrui. Quel manque de classe.

 

Vous, les humains, avez quand même un avantage non négligeable, il faut bien le reconnaître : vous avez des enfants. Et ça, c'est bien pratique ! Parce que vos enfants, ils savent reconnaître la valeur intrinsèque d'une belle graine comme moi. Ils s'émerveillent comme de juste devant notre chatoiement, notre rotondité, notre velouté, en un mot, notre perfection, et comme c'est vous qui les éduquez, ils n'ont qu'un désir à notre vue : s'emparer de nous. Nous faire voyager ! Pourvu qu'ils ne soient pas, à l'image de vos ficus d'appartement, trop empotés, ils se servent de leurs petites et agiles extrémités digitales pour nous tirer de notre bogue piquante ; ils choisissent les plus belles – donc moi, bien entendu -, nous brandissent fièrement sous votre nez, nous fourrent dans leur poche, et nous oublient. A partir de là, trois possibilités.

 

La première fait frémir toutes les petites châtaignes : ils nous ramènent dans vos garages, dans vos salons ou dans leurs chambres, nous sortent de leurs poches et nous déposent dans d'obscurs coffres à trésors, dans lesquels nous sommes condamnées à moisir ou à nous lyophiliser lentement, jusqu'à ce que tout espoir de germination soit réduit à néant. Dans certaines variantes, ils ne nous retirent jamais de leurs vêtements ensués et nous connaissons la même fin, à moins que nous ne passions à la machine à laver, et ne soyions détruites par les détergents et les bains à 90°C, non sans nous venger au passage sur vos tambours et sur vos linges. Nous ressortons de là propres comme des sous neufs, et aussi mortes que la plupart des éléments qui remplissent vos cuisines. Dans lesquelles il nous arrive occasionnellement d'échouer, aussi.

 

La seconde est nettement plus intéressante : les charmants bambins s'agitant en tous sens, comme à votre habitude, à grands renforts de gestes incontrôlés, de cris plus ou moins articulés et de débauche énergétique, nous profitons d'un soubresaut pour jaillir de notre prison de tissu et roulons à toute vitesse vers notre glorieux destin. Parfois, il est vrai, nous attendons trop longtemps, et hélas, pour tout sol nous ne trouvons qu'un asphalte dur sur lequel nous rebondissons vainement, attirant, quel dommage, l'attention de quelque chien qui trouve alors follement drôle de nous mâchouiller jusqu'à ce que mort s'ensuive. Quels abrutis. J'ai horreur des chiens. Cela dit je n'aime pas davantage les chevaux, les poussettes, les vélos, les motos, les voitures, et les semelles de kickers qui nous écrabouillent sans même s'en apercevoir.

 

Mais d'autres fois, nous évaluons parfaitement le moment adéquat et nous atterrissons sur une épaisse et accueillante couche d'humus, dans laquelle nous n'avons plus qu'à attendre de nous enfoncer moelleusement, pour enfin germer et entamer notre grand projet.

 

La troisième possibilité, c'est le jet volontaire. Et nous devons cela à votre extraordinaire capacité à vous désintéresser en un fragment de temps de ce qui vous passionnait. Mettons cela sur le compte de votre courte durée de vie. Quoiqu'il en soit, le marmot, lassé de nous serrer dans sa menotte moite et la plupart du temps poisseuse, nous jette sans cérémonie, ou nous lâche tout bonnement en chemin. En général , entre le moment où il nous ramassait, des étoiles plein les yeux, tout prêt à nous chérir durant le reste de sa (courte) vie, et celui où il nous largue, il ne s'écoule pas plus que quelques dizaines de mètres. Ce qui fait qu'en terme d'humus, souvent on s'y retrouve. De temps en temps il arrive qu'une génitrice expérimentée, ayant déjà été confrontée à l'épineux problème d'une machine à laver flinguée ou d'un trésor tout moisi retrouvé sous un lit entre une chaussette bouchonnée et une bergerie de poussières, fasse retourner et vider les poches de la marmaille, nous offrant ainsi le grand saut tant espéré.

 

Voilà, vous savez tout. Ou plutôt, vous ne savez rien, mais vous avez assimilé à mon sujet l'intégralité du mince fragment de pseudo-connaissance qu'il vous est possible d'acquérir, compte tenu de votre capacité d'attention limitée et des autres brides que vous imposent votre incroyable complexité d'animaux et d'éphémères. Dommage pour vous. Vous loupez le meilleur.  



08/09/2014
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