Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Comment je suis devenue une Sorcière

 J'ai juste eu le temps de passer l'examen écrit du bac de français, avant que la sorcière de la région, qui vivait dans un château énorme au bord de la mer, ne me fasse venir chez elle. Je n'ai pas bien compris ce que je faisais là, au début. Et puis elle a disparu, comme ça, et l'eau a commencé à monter. Les vagues ont englouti les trois quarts du château, si bien que rapidement, il n'est plus resté que le dernier étage des deux plus hautes tours. J'étais dans l'une d'elle, je voyais la seconde et son toit pointu, torturé, en face de moi, si je regardais par l'étroite fenêtre. Le château étant proprement au delà d'une hauteur raisonnable pour un bâtiment duquel on attend qu'il reste debout, l'eau à cet endroit devait être vraiment profonde. Je savais que, sa créatrice disparue, l'édifice ne tiendrait pas longtemps sous les assauts répétés du courant, de l'eau et du sel. Il me fallait partir, mais pour aller où, et comment ?

 

En fait tout s'est déroulé le plus simplement du monde. Je n'ai eu, et je m'en étonne encore aujourd'hui, aucune hésitation, comme si tout devait se faire et se faisait, faute d'initiative de ma part, de manière automatique. Le Sort était à l'oeuvre et mon Destin en marche, et ni l'un ni l'autre n'ont pris la peine de me faire un briefing auparavant. J'ai sauté par le fenêtre.

C'est alors que je me suis aperçue que je portais un sac de voyage. L'écharpe que j'avais mise, une longue écharpe de laine écrue, tricotée d'une main habile de façon à ressembler à un genre de dentelle épaisse, s'est déployée au dessus de moi, comme une aile. Comme ? Que dis-je. C'était vraiment une aile, une sorte de parapente qui me soutenant, moi et mon barda (dont j'ignorais le contenu), m'emportait à toute vitesse.

J'aurais pu, j'aurais dû ! Être terrifiée, ballottée dans les courants d'air à des mètres du sol, par un morceau de laine plein de trous. Mais tout ce que j'ai ressenti, ce fut une immense joie, une euphorie. Je savais que je ne courais aucun danger, que mon parapente ne me laisserait pas tomber, qu'il ne vrillerait pas, et mieux encore, qu'il savait parfaitement où il m'emmenait. Tout cela, je ne sais pas comment je l'ai appris ; les choses me devenaient évidente. Sitôt que je me posais une question, je m'apercevais que je connaissais la réponse, avec certitude. Je ne m'inquiète pas de ne pas savoir pourquoi, car je sais de la même manière aujourd'hui qu'alors, que le moment venu, tout sera limpide pour moi. Et pour ma remplaçante.

 

Pour lors je filais donc à toute vitesse au dessus de paysages variés ; j'assistais au déroulement du Monde, comme un film en accéléré. L'aile m'a faite passer dans la maison qui m'a vue grandir jusqu'au Jour dont je suis en train de vous narrer le déroulement. J'ai vu mes parents, mon frère et ma sœur. Ils savaient, eux aussi, et ils étaient tous très occupés. Mais ils ne pouvaient venir avec moi. Ils m'ont fait en revanche, mille recommandations, et de ce qu'ils m'ont dit, je retiens ceci : « Là où tu vas, c'est là où on a besoin de toi. Tu trouveras ta place, sois en certaine car tout est question de confiance. Ah, et tu as des sandwiches dans ton sac, dans la petite poche de devant. »

J'étais à nouveau à l'extérieur, sur ma route, et je voyais sous et autour de moi des couchers de soleil flamboyants, des moissons dorées, des forêts rousses et vertes et brunes. Je voyais des villages se transformer en villes et croître en un seul coup comme des champignons. A flanc de coteau je voyais les vendanges. Ma gorge s'est serrée devant toutes ces beautés réunies, et j'ouvris la bouche, persuadée que j'allais pleurer. Mais ce fut un rire qui sortit de ma gorge déployée, un rire incontrôlé, un débordement de joie et de liberté. Je me sentais bien, à la fois partie et spectatrice du spectacle de la vie. Je suis arrivée à flanc de montagne, la neige et le soir commençaient à tomber mais je n'avais pas froid. L'aile de laine me hissa le long de la pente, à travers les pins et les congères, si bien que j'ai atteint la crête à la nuit noire. J'ai dérivé au-dessus des vallées profondes, autour des sommets des monts, pendant toute la nuit. Et puis je suis arrivée sur ma terre. Je l'ai reconnue aussitôt, de l'autre côté de la montagne. J'ai tout su à son sujet, comme j'avais tout vu sans détails au sujet de mon pays natal, quitté la veille.

 

L'aile m'a déposée sur une île au milieu d'un grand lac, lui-même au milieu d'un bois. Puis elle est redevenue la simple écharpe que j'avais reçue en cadeau quelques semaines plus tôt. Une éternité. J'ai ouvert mon sac et j'en ai sorti une porte. Hormis quelques affaires de rechange et deux sandwiches, c'est tout ce qu'il contenait. Mais ce fut suffisant. J'ai posé la porte bien droite au bord du rivage, et puis je l'ai ouverte. L'intérieur était sombre, mais j'ai trouvé l'interrupteur près d l'entrée. C'était un phare. Je suis entrée chez moi, je suis montée tout en haut de la tour, et j'ai allumé un grand feu, qui brûle encore. Mon île a été rebaptisée l'île au Phare, ce n'est certes pas très original, mais quel toponyme authentique s'embarrasse d'originalité quand ce qu'on lui demande, c'est de guider les gens au bon endroit ? J'aime bien le mystère qui plane autour de mon arrivée, et mes protégés aussi. Personne ne pense au moment où je repartirai ; ça 'arrivera pas tant qu'il se trouvera encore quelqu'un pour accoster sa barque à mon ponton et demander conseil ou assistance. Un jour je partirai, alors l'eau montera et mon phare (et une bonne partie du bois aussi) sera immergé. Je suis sûre que mon petit chez moi soulèvera bien des questions, et je fais confiance à mes anciens du village pour raconter d'étranges histoires à son sujet.

 

Mais tout ça, ce n'est pas encore pour demain. Mon phare ne désemplit pas, et je suis plus souvent en tournée qu'à la maison. Mes parents avaient raison : là où je suis, les gens ont besoin de moi. Portée par les courants d'airs comme une petite graine, j'ai été déposée sur un sol fertile de possibilités. On a coutume de dire que le vent est inconstant, qu'il n'en fait qu'à sa tête, mais le vent ne souffle jamais au hasard : il y a toujours, quelque part, besoin d'une sorcière.  



15/04/2014
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