Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

les Marginaux

La marée n'allait plus tarder. On voyait l'eau monter tout autour de la grande salle, le niveau était déjà à mi-hauteur des vitres. Il fallait se tenir prêt à sauter. Comme chaque fois, nous risquerions une chute mortelle de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, pour une seconde d'avance sur le bon moment. Sauterait-on trop tard, nous serions balayé par l'immense vague. Les jours passaient et nous étions de moins en moins nombreux. Pourtant notre groupe était toujours assez conséquent, et notre petite foule aux cheveux tressés et aux vêtements délavés par l'eau occupait presque deux pans de mur entiers dans la grande salle.

 

Nous vivions là. Depuis combien de temps ? Je n'en avais aucune idée. Un jour nous étions arrivés dans cet étrange bâtiment, une erreur de parcours, un égarement, et nous y étions restés, coincés et isolés du monde qui continuait sa marche à l'extérieur, comme si de rien était, là, juste derrière l'épaisse paroi de pierre. C'était une construction massive, immense, rectangulaire. Vue de l'extérieur, elle était comme tous ces vieux manoirs ou immeubles de standing du XIXe siècle restaurés en locaux administratifs d'Etat ou en sièges de banque. Un bâtiment imposant, solennel, dont personne ne se demandait vraiment ce qu'on y faisait, et dont personne ne se rendait compte qu'il n'y avait pas dans ces murs, les bureaux de services, les hôtesses d'accueil, les montagnes de formulaires et les tampons encreurs que l'esprit y installait d'emblée, confusément. Il était de ces lieux devant lesquels on passe sans s'arrêter, parce qu'on leur présuppose une attribution bien peu attrayante synonyme d'ennui et de perte de temps.

 

Mais ici, en réalité, il n'y avait rien de tel. Si ne serait-ce qu'une seule personne avait eu l'idée d'en faire le tour, elle se serait rapidement rendu compte que la bâtisse ne comportait aucune entrée, aucune ouverture sur l'extérieur, à l'exception de ses grandes fenêtres placées tout en haut des murs, juste sous le toit plat, et cette bizarrerie architecturale n'eût pas manqué d'intriguer. Si quelqu'un avait un instant levé le regard au dessus de la ligne des panneaux d'affichage, des toits de voitures et des devantures de magasins, il aurait remarqué la hauteur étonnante de l'immeuble. Si le brouhaha de la ville s'était tu pendant un instant, en tendant l'oreille on aurait pu percevoir un illogique bruit de ressac étouffé par l'épaisseur des pierres.

 

Nous occupions la galerie qui entourait la grande salle, surplombant les incompréhensibles abîmes qui s'enfonçaient en dessous de nous, se remplissant d'eau deux fois par jour. Les murs lambrissés et tapissés, les élégants plafonds moulés, les vitres impeccables et les appliques murales faisaient place, peu à peu, à une paroi rocheuse à pic, qui se paraît plus bas d'affleurements granitiques acérés, semblables à des bouquets de griffes sombres. Il était impossible de distinguer jusqu'où le gouffre continuait : la masse des rochers augmentait au fur et à mesure que le regard descendait, mangeait progressivement la surface (pourtant considérable) et finissait par ne laisser plus qu'une étroite gorge qui se perdait dans l'obscurité. Ces profondeurs inquiétantes étaient constamment humides, et un relent de marée basse, de moisissures et de choses pourrissantes en émanait.

Mais là haut, sur notre galerie, nous avions la plupart du temps les pieds au sec, et la lumière qui entrait à flot par les nombreuses fenêtres nous abreuvait de jour et de chaleur.

 

L'eau avait presque atteint la hauteur critique. Notre vie était rythmée par ce phénomène de marée que nous avions renoncé à tenter de comprendre. Toutes les douze heures, il nous fallait résister au déferlement d'eau qui, ayant comme submergé l'édifice de l'extérieur, pénétrait par toute les fenêtres et remplissait la salle jusqu'au bord, comme par un système boiteux de vases communicants. L'eau mettait ensuite plusieurs heures à descendre, remontant au même rythme tout autour de la salle, s'échappant, pour ce que nous en savions, par la crevasse sans fond qui nous tenait lieu de sol.

Lorsque le déferlement venait de se produire, la galerie était sous l'eau, et nous ne disposions que de quelques centimètres pour garder la tête émergée, entre la surface et le plafond.

« Ouvrez les fenêtres ! » Cri d'urgence, habituel. Nous nous tînmes tous au bord de la galerie, prêts à sauter, ni trop tôt, ni trop tard, juste avant d'être frappés par la monstrueuse vague. L'eau allait s'engouffrer dans la salle par toutes les ouvertures, et rapidement remplir le fond, puis monter jusqu'à la galerie, et au dessus. En choisissant le bon instant, on pouvait en sautant agripper les appliques posées au dessus des fenêtres, et ainsi dominer la vague et éviter de se trouver pris par le flot qui nous fracasserait sur les rochers en contrebas. Nous pouvions tenir quelques secondes dans cette position périlleuse et épuisante, suspendus par les bras au dessus du vide, puis nous nous laissions tomber dans l'eau, lorsque le niveau avait suffisamment monté et une fois le courant devenu moins violent.

 

Les fenêtres ouvertes. Le flot rugissant. « Sautez ! »

le saut.

 

Trop tôt, trop tard ? Je n'ai pas su. La fenêtre ouverte. Je suis passée. L'extérieur, le monde. Je suis suspendue à un réverbère, la rue finit de se vider de son eau. Tout est normal, les passants replient leurs parapluies, les voitures ont enclenché leur essuie-glace, le sol luit. Je suis sur le pavé, et une dame d'une cinquantaine d'année me regarde avec attention. Je vois qu'elle sait d'où je viens. Et moi je ne sais pas ce qui vient de m'arriver. Me voilà sous le ciel libre, gris, au milieu d'une après-midi urbaine pleine de gens affairés en habits sombres, de gens pressés, de gens inconnus. Où sont tous mes camarades ? La dame continue de m'observer, et je sens qu'elle m'admire, comme on admire le courage de quelqu'un qui a choisi sa vie. Si elle savait ! Où sont mes compagnons ? Y aura-t-il encore une marée, maintenant que j'ai rejoint le monde normal ? Je lève la tête et aperçois la fenêtre, encore ouverte, par laquelle je suis sortie. Elle est bien plus haute que le réverbère auquel j'étais accrochée un instant plus tôt.

 

Comment rentrer ?  



15/04/2014
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