Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Le Corbeau et le Renard, ou comment je me suis encore faite plumer dans le métro

 Eeeeet voilà. Je me fais avoir à chaque fois, c'est pas possible d'être aussi bonne poire ! Pourtant j'aurais bien dû le savoir, j'aurais dû couper court, un petit signe de la main, un « bonne journée à vous et merci ! » un peu ironique et hop, j'étais libre. Mais non, il faut toujours que je me prête au jeu, que je fonce dans le panneau à Mach 3 histoire de bieeeeen me faire dépouiller. Ce que je peux m'énerver quand je suis comme ça. Et puis ce qu'ils peuvent être pénibles à me rentrer dans la bulle, tous autant qu'ils sont ! Je trace jusqu'à mon rendez-vous sans regarder personne, j'envoie chier un pauvre pompier en mission calendrier et forcément, je m'en veux d'autant plus. Ça ne doit déjà pas être marrant pour lui... Mais je demande de l'espace, après l'étouffante proximité à laquelle j'ai l'impression de m'être carrément portée volontaire.

 

« Excusez-moi, vous ne sauriez pas où se trouve la rue Saint Jacques ? »

Il a commencé comme ça, et je l'ai regardé en face. La rue Saint Jacques ? J'y ai eu des cours à l'Institut de Géographie, donc je connais un peu, oui, mais là on est dans les couloirs du métro, et pas dans la bonne station, alors je stresse un peu. Je devrais pourtant bien être capable de l'aider, c'est pas sorcier, la rue Saint Jacques ! Merde alors, mon manque total de sens de l'orientation me désole. Histoire de me donner quelques secondes, parce que le voilà pendu à mes lèvres, et que je me sens investie d'une espèce d'autorité messianique (poste un brin au dessus de mes compétences réelles, j'en ai peur), je le gratifie d'un splendide et éloquent « euuuuuh... » qui signifie « n'aie pas trop d'espoir, homme perdu, car je doute de trouver en moi la lumière qui éclairera ton chemin, mais vois comme je prends à cœur ta supplique d'égaré ! Tu n'es pas seul, la rue Saint Jacques, ça me dit quelque chose... »

 

Je n'ai pas le temps d'étoffer mon discours qu'un ouragan se déchaîne. Mon interlocuteur se transforme sous mes yeux ébahis en une sorte de tornade logorrhéenne charriant pêle-mêle bâtons rompus, coqs plumés et ânes battus. Un personnage éclot face à moi, qui capte mon regard et draine toute mon attention. C'est un petit homme chauve et un peu replet, et c'est surtout une grande folle exubérante et sympa de prime abord, qui se met à me détailler de la tête aux pieds à la tête, approuvant ma sympathie, ma tenue, ma belle gueule et ma silhouette, regrettant un vernis à ongles inexistant, trouvant mon collier magnifique, et me brassant les neurones tout en m’assénant de vagues et plus qu'embrouillées explications quant-à sa présence en ces lieux. Je le trouve d'abord rafraîchissant, ce mec un peu perché qui me répète qu'il n'est pas intéressé par les femmes, mais qui se montre si amical, comme si nous nous connaissions de longue date.

Mais il pose des questions, sans me laisser répondre. Et cette façon de me jauger, de me juger, très sûr de ses directives en matière de maquillage, de coiffure, de tenue vestimentaire, de compliments, m'assurant sa sincérité à tout va... Je me sens vaguement mal à l'aise, mais je mets de côté la petite alarme qui bioe dans un coin de ma tête : il nécessite mon attention. Dur de le suivre ! Il me semble saisir qu'il est là pour la promotion d'un salon du livre, d'ailleurs, pour preuve, il a apporté deux bouquins qu'il me fourre entre les mains « pour toi ma chérie, pour te remercier de ta gentillesse et parce que tu es une fille su-per, je t'adooore, tu es amoureuse j'espère ? Il faut être amoureux dans la vie ; et qu'est-ce que tu fais dans la vie ma chérie ? Ohlalaaaa, tu as des bras superbes ! Ecoute, il FAUT ab-so-lu-ment que j'aie mon bisou dans les bras hein. Je ne suis pas intéressé par les femmes mais je te trouve su-perbe ! Allez, on s'embrasse hein ? Tu es très sympa ! » Il est là, plus gay qu'un pinson, inoffensif et insistant, ouvrant les bras pour un free hug avec un grand sourire. Un free hug ? Ma foi pourquoi pas ? C'est ce qu'on attend de moi, et j'ai un rôle à tenir. Allez, je suis sympa, il est rigolo, voilà un free hug et la bise assortie. Il rit de ma timidité, il trouve ça charmant. « Je récolte des fonds pour le salon du livre, tu sais, la culture, c'est important, on en croise beaucoup par ici, des illettrés, tu me promets que tu vas les lire hein ? On récolte des dons, c'est à ton appréciation, tu donnes ce que tu veux, vraiment blablablabras blablabellefille blablasalondulivre blablabla faire un don ... » Je finis pas intégrer une information : je suis sensée donner un petit quelque chose en retour des deux livres qu'il m'a offerts.

 

Je suis sensée donner. Mais comment faire ? Je voudrais refuser, pas très chaude pour distribuer les maigres euros qu'il me reste, et je n'ai pas de monnaie, uniquement quelques billets. C'est trop ! J'hésite, il me sauve : « on rend la monnaie tu sais ! Tu donnes ce que tu veux. » Mon soulagement est réel, je lui souris largement, et il trouve à mes yeux en cet instant un regain de sympathie. Je lui tends vingt euros, il m'en rend dix, de bonne guerre m'en demande cinq de plus, je refuse, il n'insiste pas. Mais il ne s'arrête pas pour autant, au contraire, c'est une avalanche de compliments renouvelée, et j'ai une très belle peau, vraiment. Un autre bisou, ma demoiselle ? Tu es teeeellement charmante j't'adoooore ! Bon, mais c'est le dernier n'est-ce pas ? « C'est drôle tu sais, je ne suis pas intéressé du-tout par les femmes mais je te trouve attirante. » Il sourit, il me dit ça alors que je suis dans ses bras. Je me froisse de l'intérieur alors qu'enfin, l'alarme prend du galon et vire au rouge catégorie « impossible à ignorer ». Je me soustrais à son contact, je prends du recul ; il s'en rend compte et quitte le terrain glissant mais il est trop tard, je suis enfin réveillée. Sur le départ, il me lance « mais attention, pas de tatouage hein ! Tu as une trop belle peau ! Les gens qui se font tatouer c'est qu'ils n'ont pas de belle peau ! »

« Trop tard, pour le tatouage ! » je lui rétorque, déjà dans les escaliers de secours. Il fait mine de ne rien entendre, je lui répète le message, j'insiste, vainement. Je ne sais pas pourquoi je tiens tant à l'informer de ce fait : que ses conseils ne seront pas suivis, que je m'appartiens plus qu'à lui. Mais maigre réplique, car il m'a bel et bien manipulée, dans tous les sens du terme.

 

Je repars avec mes deux bouquins sous le bras, allégée de dix euros, et une totale incompréhension face à ce qui vient de se passer. Durant ces minutes j'ai été complètement incapable d'avoir une autre réaction que celle qu'on attendait manifestement de moi. Je m'exhorte à la vigilance pour l'avenir, et je vérifie mon sac et mes poches, mais il ne manque rien. Et je vais à mon rendez-vous, pressée d'arriver en terrain conquis, sur mes gardes et au seuil de l'agressivité.

 

Je ne sais toujours pas, et je ne saurai vraisemblablement jamais, à qui j'ai eu affaire. S'agissait-il d'un bon comédien prêt à tout pour dix petits euros, y compris à céder deux livres neufs dont la valeur doit dépasser déjà cette somme ? S'agissait-il d'un homme de bonne foi, mais totalement perché et un rien dérangé, quoique pas méchant ? Ou bien d'un pervers manipulateur doté d'une technique d'approche atypique ? Bien sûr, je préfère croire à la deuxième hypothèse. Une gentille mise en garde contre mes propres faiblesses. Il est si facile de me court-circuiter ! Je veux me jurer qu'on ne m'y reprendra plus, pousser mon alarme interne à se déclencher plus tôt, et apprendre à dire « non » en échappatoire à une situation trop stressante.

 

Il m'est pénible de parler de cette rencontre, plusieurs jours après. S'agissait-il de violence ? S'agissait-il d'une agression ? Après tout, tout cela s'est passé avec le sourire et de mon plein gré. Vraiment ? Alors pourquoi, de cette rencontre, je regrette chaque seconde ?

Non, je ne mets pas de vernis rouge. Non, ce n'est pas une robe. Non, je ne vais pas changer de coiffure. Non, je ne veux pas rentrer dans ton jeu de mépris des « illettrés », comme tu les appelles, qui doivent juste avoir eu la présence d'esprit de ne pas s'arrêter pour parler avec toi. Non, je n'ai pas une belle peau, mais oui, je suis bel et bien tatouée, et je ne compte pas m'arrêter à celui que j'ai déjà et oui, je me fiche de tes conseils et de tes appréciations. Non, je ne tiens pas à ce « bisou dans les bras ». Non, tu ne m'adores pas. Non, tu ne devrais pas me tutoyer. Non, je ne vais pas donner mes derniers euros pour deux livres qui ne m'intéressent pas. Non, je ne vais sans doute pas les lire. Et puis d'abord, c'est quoi ce salon ? Ça s'appelle comment, c'est sur quel thème ? Et toi, qui es-tu, que fais-tu dans la vie ? Pourquoi me poses-tu ces questions si tu n'écoutes pas les réponses ? Pourquoi tous ces compliments alors que tu ne t'intéresses pas à moi, ma personne, qui je suis ?

 

En réalité, je suis en colère contre moi-même, parce que je n'ai pas su lui dire tout ça, et que je me suis laissée arnaquer par un type qui a voulu s'offrir le luxe d'avoir le beurre, l'argent du beurre et le cul de la crémière, et que j'ai presque laissé faire. Heureusement, hormis quelque ego brutalement réajusté, je n'ai pas perdu grand chose dans l'affaire. Je suis le corbeau plumé par le Renard : « Tout flatteur vit aux dépends de celui qui l'écoute / Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute ? »



27/06/2014
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