Le Champ des Clefs

Une ville francilienne, plongée dans une grisaille d'après la pluie. Les platanes tronqués perdent leurs feuilles sur les trottoirs, quelques herbes vaillantes luttent dans les minuscules interstices du bâti urbain. C'est plutôt un quartier résidentiel, avec des rues bondées, des bus et leurs arrêts intempestifs, des voitures qui font la queue à chaque feu rouge. Par-ci par-là, le rez-de-chaussée de quelques immeubles est occupé par une boutique bon marché. Téléphonie mobile, pressing, lavomatic, friperie, épicier. Un bureau de tabac aussi, qui vend surtout des timbres-amende aux blasés qui ne payent plus pour garer leur Peugeot en bas de chez eux, malgré les silencieux appels d'un parcmètre avide de ferraille auquel on ne peut même pas proposer la carte bleue.

Un vent frais roule ses nuages au dessus des toits piqués de paraboles, c'est l'automne. Elle vient d'arriver en bas de son immeuble, passant à côté de la boulangerie en s'efforçant de ne pas prêter attention à la vitrine déguisée pour un Halloween que plus personne ne songe à fêter, en dehors de quelques vendeurs de confiseries. Elle pousse son lourd vélo d'une main, tenant de son épaule droite la porte d'entrée du hall. Bois, verre et métal. Elle se faufile dans l'entrée, pas de courrier, tant mieux. Elle remise comme chaque jour son vélo d'avant-guerre, équipé du siège enfant, au fond du local à poubelles, en adressant une prière silencieuse au Dieu des mauvais voisins pour qu'on lui foute enfin la paix à ce propos. Elle s'arme de courage, presque arrivée ! Et gravit lentement les quatre étages sans ascenseur qui la séparent de son appartement.

Ce n'est que le début de la journée, elle vient de déposer la petite à la maternelle, non sans un certain soulagement. C'est que sa gamine lui donne du fil à retordre. Elle chasse les pensées obscures qui lui serrent trop le cœur et se concentre sur les heures à venir. Se reposer un peu, s'occuper de ce qu'elle aime, distraire ses mains et son esprit, pour ne pas se laisser bouffer par la difficulté de la vie. Et puis, peut-être qu'avec la pratique, elle réussira à vendre ses produits. Un peu de rallonge pour des fins de mois à demi-salaire, ça ne serait pas du luxe. Elle fait du sport, elle voudrait retrouver la ligne d'avant sa grossesse, à défaut de retrouver l'insouciance de cette époque. Elle aime sa fille, de tout son cœur, elle donnerait tout pour sa petite, et c'est sur cette Terre son trésor le plus précieux. Mais bordel, que c'est dur d'être une mère solo. Comment ne pas regretter de temps en temps, la liberté, la légèreté perdues, et les soucis gagnés, les mortelles inquiétudes pour son bébé, les ennuis d'argent depuis son congé longue durée, l'abandon par un homme, fût-il si peu digne de confiance ? Elle en a bavé. Elle en bave encore, d'ailleurs, même si, doucement, elle remonte la pente. Elle s'entoure, se protège comme elle peut de ses multiples blessures. Elle se panse et cherche à tout reprendre en main. C'est la vie qui avance, et il faut faire avec.

La petite chienne de quelques mois qu'elle a adoptée la distrait, lui donne un but supplémentaire, la force à ressortir. Ses deux petites sont turbulentes, comme le reste de son univers. Serait-elle à l'origine de ce climat de défi constant qui l'environne depuis toujours ? Forcément, elle s'interroge. Et la peur de ne pas être à la hauteur s'affronte sans relâche en elle avec la nécessité d'y arriver. On peut lui prêter bien des défauts, elle le sait, mais c'est une battante, et une fille intelligente. Et au travers du brouillard de ses angoisses nocturnes, au-delà de la fatigue, des nerfs qui lâchent, du voisin qui lui mène la vie plus dure encore, de l'urgence ressentie à s'éloigner de l'agitation, elle rêve d'une revanche totale et parfaite. Choisir son existence, atteindre ses buts, enfin trouver le calme, la sérénité qui se refusent à elle, et brandir ça à la face du destin en lui gueulant un truc du genre « alors, ça te la coupe hein !? »