Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

A Mourir d'Ennui

En route pour une nouvelle courte, encore écrite à quatre mains (décidément, ça va devenir une habitude !) avec Poio. Pour voir son blog, c'est par ici : http://latelierbordeliquedupoulet.wordpress.com

Comme toujours, on espère que ça vous plaira !

 

9H30 Dibilibilip. Dibilibilip. SBAF.    
« Mrpff. Et c'est parti pour encore une journée sans intérêt. »
Cela fait pas loin d'un mois que c'est la première phrase qui me vient à l'esprit le matin. Je ne sais pas pourquoi. C'est comme ça. C'est pénible. Après ça, je me lève. Le carrelage des toilettes est froid, ça suffit à me mettre de mauvaise humeur. Alors je me venge. Sur la vaisselle. Aujourd'hui, il y a 5 bols fracassés au fond de mon évier. Je dois y aller, je ne voudrais pas être en retard. Je ne comptais pas nettoyer de toute façon. Un coup d’œil au miroir de l'entrée : petite chemise, petite cravate, petites talonnettes. Assommant. Parfait.

Raté. Je vais être en retard. J'ai oublié de prévoir du temps pour recharger mon pass navigo. Le type devant est lent. Il paye avec des pièces. Qui paye son abonnement navigo avec des pièces ? Je le soupçonne d'être malfaisant, un être abject très probablement.    
Le train part quand j'arrive sur le quai. Évidemment. Et je suppose que le prochain va être annulé. Gagné. Ne serais-je pas en train de me maudire à force de prophéties obscures. Tiens, le malin l'a également raté. L'injustice n'est pas complète. Haha. Je vais pouvoir le dévisager pendant tout le trajet. Ah. Des pièces. AH.

10h52. J'arrive enfin, l'air de rien, tout est normal. Je pose mon manteau prêt de l'entrée, prends un café et traverse l'open space, comme si je revenais de pause. L'illusion est parfaite. Flouer les gens, c'est ma spécialité. Je démarre mon pc, puis j'allume les enceintes. Dans cet ordre. Après tant d'efforts, on ne voudrait tout de même pas que l'horrible son de démarrage de windows ne nous trahisse. Ce serait une erreur d'amateur.

7 mails. Commençons par le plus important. Ah, tiens donc. Georges nous quitte. Il fait son pot de départ à 16h. Dommage, il est correct. Pas bruyant, jamais une question sur la vie privée des collègues. J'irai peut-être, il devrait y avoir du gâteau.
Pas d'intervention extérieure aujourd'hui. La journée va être longue.
Encore cette madame Michel. Un jour, je trouverai son adresse. C'est pas possible d'être aussi collante.
Que faire ? Supprimer tout de suite ?
Je m'ennnuie. Allez, une partie de poker pour se réveiller.

Mazette. 100€ perdus. Tant pis, cantine.
Jardinière de légumes. Et ça porte une toque. A en juger par le regard éteint du cuistot, il est aussi épanoui que moi, ou que cette carotte par exemple.
Une compote trop froide et je vais m'asseoir à côté de Gilles, Claudine et du radiateur. Ça parle déco. J'ai rarement entendu une discussion si molle et insipide. Le contenu de mon assiette a presque plus de caractère.
Ah si… Hier, ils discutaient itinéraire en voiture. L'échangeur de l'A86 en travaux, ma grande passion. D'ailleurs, c'est la même jardinière de légumes.

Je remue ma pitance, sans trop espérer de réaction de la part des petits pois. J'aimais bien mon boulot, avant. Un travail bien fait, une certaine rigueur. J'ai toujours été bon dans ce que j'entreprends. Mais dernièrement, tout ceci me semble... vain. Je ne gagne pas tant que ça, les méthodes modernes ne laissent plus de place à la créativité, je reste dans l'ombre. Pas la queue d'une gratification, sans même parler d'un merci ou d'une quelconque reconnaissance. Les clients ? Inintéressants. A mourir. Plus j'avance, plus je trouve la profession ingrate. Il est bien loin, le temps de l'enthousiasme. Folle jeunesse…
Objectivement, c'est un travail complexe, difficile, et avec les années, j'ai acquis une vraie dextérité. Une expertise, même. Mais voilà bien longtemps qu'on ne me laisse plus exercer mon art. Les gestes sont devenus mécaniques, froids, sans poésie. Le métier a perdu son âme. Tout ceci me laisse un grand sentiment de vacuité. Et cette compote est immangeable.

« Un discours ! Un discours ! Un discours ! »
Piapiapia. Ils hurlent, ma parole. C'est curieux, comme ils ont l'air inspirés. Il est vrai que l'alcool a ce genre d'effet. Je vous hais. Allez Georges, tu t'en vas, tu peux leur dire maintenant. Je vous hais.
« Bon alors voilà, vous le savez depuis longtemps, je vous quitte pour fonder ma boîte ! Ola, ola, merci, c'est trop. Donc oui, une petite entreprise de papeterie éco-responsable. Vu ce qu'on imprime comme documents ici, y'a du boulot ! Enfin voilà, j'suis bien heureux de me lancer, et j'tiens à vous remercier. J'ai beaucoup appris au cours de ces 2 années à vos côtés, et ça a été une expérience, intéressante, humainement parlant. Et si j'me lance, j'tiens à dire que c'est un peu grâce à Gilles, qui m'a encouragé à vivre ma passion pleinement. Merci Gilles, tu roxxes. Eh, et Gilles, on reste en contact hein ? Pour le prochain bourrage papier ! »

Rires. Certainement un truc entre eux.
Oh non. Je les vois approcher. Les impersonnels cadeaux de départ. Une cafetière de voyage. Un coupe papier, à bout rond. Des boutons de manchettes à initiale. Un mug « C'est moi le patron ». Un appareil à raclette. Et une enveloppe pour les moins inspirés.

Je suis un peu déçu, Georges. Tu avais l'occasion rêvée de saisir ta chance, de leur balancer leurs quatre vérités, mais non. Tu préfères jouer les politiquement corrects. Discours, plaisanteries de bon goût, toasts et tout le tremblement. Petite chemise, petite cravate, petites talonnettes. Notre déguisement commun m'horripile. Il manque quelque chose, mais quoi ? Ah ! Oui, bien sûr. Un peu de couleur, je crois.

Poche intérieure de mon veston, armer le chien, viser, gâchette, et au suivant. Rapidité, précision, perfection du geste, et un joli vermillon. J'ai même amélioré le Klimt de la salle de réunion. Ah Gilles. Gilles. Une bien belle enveloppe qu'ils ont laissée. Allez, hop ! Bourrage papier, Gilles.

5 morts, et cerise sur : le gâteau, pas même entamé. Je tire l'alarme incendie, range mon arme, et avant de partir, me sers une part. Ce serait dommage de gâcher. Non ?



27/10/2015
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