Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

être un territorial exilé de naissance

Ce soir, quand je marche à la brune dans la campagne dense, qu'un vent doux fait tanguer les herbes et les épis, que les brebis s'éloignent à la vue de mon chien et que l'air est chargé du parfum du blé sec, j'ai la nostalgie de moments que je n'ai jamais vécus. Tout est calme, et ma promenade a un goût de perfection. Je connais tout de ce lieu, chaque tournant du chemin, chaque arbre, chaque pierre du bas côté est à sa juste place, comme dans mon enfance. Je devrais me laisser vivre, apaisée, baignée du sentiment de retrouver ma terre. Mais c'est plutôt un manque, une tristesse qui me serre la gorge ; je peine à m'expliquer ce sentiment contradictoire.

 

Mais ce pays est-il vraiment le mien ? J'y suis liée par la mémoire, car nous avons bien des fois battu la terre de ce sentier, de nos jeunes pieds sous des jambes encore tremblantes, de nos pas de galopins, de nos sandales adolescentes, de nos montures imaginaires et des roues de nos bicyclettes. J'y suis liée aussi par le sang, puisque partout où nous passons nous avons toujours un cousin à saluer. Mais je n'ai pas toujours grandi dans ces collines, je n'ai pas pris ce bus scolaire, je n'ai pas joué avec les enfants du village. Mes grands-parents vivent là et s'occupent de leur terrain, mais le reste de ma tribu n'est pas d'ici. Je n'ai jamais semé ce blé, récolté ce raisin ni rentré ces poules. La campagne est si belle, et je n'y suis pour rien.

 

Je marche toute seule à la nuit tombante et des échos d'anciennes lectures me reviennent. Mon cœur se serre tandis que mon cerveau produit des émanations de la Comté de Tolkien, des tribus préhistoriques d'Auel, ou des inséparables aventuriers campeurs de Blyton. J'imagine ce qu'aurait été une enfance entière ici, au milieu de gens qui seraient les miens, une famille jamais éclatée aux quatre coins du monde, des amis ici, et non là bas, une vie de groupe où les gamins auraient été élevés par tous, auraient couru après les même papillons, ramassé les même fruits et chanté les même chansons. Où la solidarité aurait été le ciment d'une communauté unie, où personne ne demeurerait inconnu. J'idéalise sans doute, c'est vrai. Et pourtant... Si c'était ça, tout simplement, qui me manquait ? Vie de village, vie de tribu, vie de bohème, autant de mythes qui peuplent à la fois mes rêves et l'histoire de l'humanité, regrettés parce qu'en ayant été privée, rien ne vient me les démentir.

 

Je retourne à la maison, et les lumières du perron me mettent du baume au cœur. C'est bien chez nous, ici. Notre petit domaine, le fief de la famille, le creuset de ce que j'ai pu devenir de mieux. Emmener quelqu'un aux Baillargeaux, c'est m'expliquer sans rien dire, parce que si je n'y ai pas apposé mon empreinte, c'est là que je me suis façonnée. Dans ce jardin, dans ces arbres fruitiers, dans cette piscine qui m'a appris à nager, dans ce grenier qui abritait nos jeux. Tout m'anime et tout m'émeut de cet endroit.

 

Peut-être que si je me sens triste ce soir, c'est justement à cause de ce lien que je ressens si puissamment. Revenir ici, revenir à ma source, est un sentiment si intense, que je me sens comme une plante qui a manqué d'eau et se trouve tout d'un coup arrosée d'une averse d'orage. Je m'étonne et m'inquiète de ne pas trouver la plénitude dans mon quotidien, ailleurs, en dehors de cette parenthèse de campagne. Et je me demande comment supporter l'idée qu'un jour, peut être bientôt, mes grands-parents ne seront plus, et que la maison sera vendue, sans doute. Que deviendrons-nous ? Que restera-t-il de notre tribu éparse, sans quartier général et sans chef ? Et si mon souhait, c'était de vivre ici, soigner ce territoire, le chérir, le faire vivre, et le faire découvrir ? Pourquoi n'ai-je pas de certitude ?  



19/06/2014
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