Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Coup de Cafard

On peut employer plusieurs moyens détournés pour décrire Martin. On peut procéder par métaphore, et dire de lui qu'il est un sinistré du Sort.

Les férus d'analogies compareront volontiers son existence à un chemin traître et caillouteux semé d'embûches et de racines torses promptes à happer la cheville du voyageur épuisé.

Si l'on préfère l'euphémisme, alors les termes « pas très chanceux » sont tout à fait appropriés à son cas.

Mais les amateurs de vérité crue n'enroberont pas leur discours et vous annonceront sans coup férir que Martin est un vrai poissard, tout ce qu'il y a de plus infortuné.

Quant aux adeptes d'hyperbole et de gradation, ils vous le décriront à coup sûr comme le Prince des Maltombés, le Roi des Guigneux, voire le Dieu de la Déveine.

Oui, il en est des êtres comme des caddies de supermarchés : pour certains individus nés sous une mauvaise étoile, pour certains chariots coincés par une antique feuille de salade, la Roue ne tourne jamais.

 

Martin est de ceux-là.

 

Il ne s'amuse pas, ce matin, à repasser le film de sa pittoresque vie, pas plus que les autres matins, au demeurant. Mais c'est uniquement parce qu'il n'a ni talent, ni imagination. Eût-il été doté de la plus mince fibre créatrice, il eût sans doute été sensible, malgré sa triste implication dans chacune des mésaventures qui jonchent sa biographie, au formidable potentiel scénaristique de la perle d'improbabilité dont il est le principal protagoniste, à son corps défendant. Il saurait alors peut-être se faire un nom sur la blogosphère, peut-être voir son œuvre publiée, et qui sait, accéder à la notoriété qui mettrait le holà à l'enchaînement de misères qui forge sa réputation.

 

Mais voilà, le fait est que Martin est occupé, ce matin, à déplorer -non sans un certain fatalisme- le plus étrange coup du Sort dont il ait jamais été témoin, ou victime.

Avant de vous en faire part, il faut que vous soyez mis au courant de quelques uns des faits qui ont mené au diagnostic de la déveine qui afflige notre pauvre homme. Vous pourrez ainsi prendre la pleine mesure de l'étendue de son handicap, et vous faire votre propre opinion à ce sujet.

 

Son premier coup de malchance, même lui ne serait jamais au courant. En fait, vous et moi sommes les seuls êtres privilégiés à détenir cette information. Fils d'un couple de jeunes héritiers passionnés de voyages, riches et éclairés, il aurait dû vivre une vie de découvertes, de rencontres, d'aisance et d'émerveillement. Mais il fut malencontreusement échangé à la naissance par une infirmière fatiguée de ses douze heures de service presque ininterrompu. On le remit au couple de la chambre voisine, qui n'avait rien de tout à fait extraordinaire, ni biens, ni éducation, ni passions. S'il existe des gens complètement inintéressants et insipides jusque dans leurs défauts, vous les trouverez en les personnes de Jean et Yvonne Dutreuil, parents officiels de Martin Dutreuil. Si on ne peut les accabler de la tournure qu'a pris la vie de leur fils, on ne peut non plus leur attribuer la naissance ou l'inspiration d'une quelconque ambition filiale.

 

Par ailleurs Martin a appris, au cours de ses années d'étude, que s'essayer à la concrétisation de n'importe quel projet n'a pas grand sens quand on s'appelle martin Dutreuil. Enfant, il avait entamé une collection de billes, son sac percé les lui a toutes fait perdre dans une bouche d'égout. Il avait voulu se mettre au football, ayant développé une admiration pour l'équipe de France à la suite de la Coupe du Monde de 1998, et avait obtenu de ses parents une inscription au club communal ; lors du premier entraînement il s'était tordu la cheville, avait écopé d'un mois d'immobilisation puis rééducation pour son entorse sérieuse (le médecin du sport avait fait du zèle mais se refusait catégoriquement à le reconnaître), à la suite de quoi le club avait fermé suite à l'incendie criminel qui avait ravagé ses locaux en pleine nuit. Il était parvenu à convaincre ses parents de l'inscrire ailleurs... Le lendemain de la clôture annuelle des inscriptions. Pour le consoler, on l'avait mis à la course à pied. Il détestait la course à pied et ne reçut, de toute la durée de son appartenance à l'équipe d'endurance, aucun prétexte pour ne pas assister aux entraînements ni, encore plus fâcheux selon lui, aux compétitions, où il a toujours brillé par son indécrottable médiocrité. Fût-il malade, qu'il guérissait juste à temps pour participer à la course. Pour couronner le tout, le stress lui donnait de terribles maux de ventre, dont il souffre toujours à l'occasion, d'ailleurs.

Cela, vous vous en doutez, lui a joué des tours bien trop souvent, et il a vécu de nombreuses interruptions inopinées d'exposés ou de soutenances, situations toujours extrêmement gênantes.

 

Il avait raté l'épreuve du bac de français : ayant passé une nuit blanche à cause du stress, il avait eu tout le temps de vérifier trente six fois que son sac était prêt, convocation, carte d'identité, qu'il ne se trompait ni d'heure, ni de date, ni de lieu, que ses vêtements étaient propres et au complet, et il avait réussi à se tranquilliser suffisamment pour prendre un peu de repos. Il avait dormi deux heures, s'était levé à l'heure, n'avait rien oublié, était parti un peu en avance, était monté dans le bon train, et était descendu au terminus, vingt minutes après son heure de convocation, le conducteur ayant reçu l'injonction de ne s'arrêter à aucune autre station afin de combler un retard et ayant omis, débutant, d'en avertir ses passagers.

 

Il avait voulu s'inscrire en école de commerce international, avait envoyé son dossier à temps, mais il avait été perdu par la Poste. Lorsqu'il avait demandé des nouvelles, inquiet de ne pas en recevoir, on lui avait indiqué que le service de secrétariat fermait pendant les vacances. Il avait su que son dossier n'avait pas été lu quand il lui avait été retourné, quatre mois plus tard. Entre temps il était entré à la fac, pour suivre une formation en deux ans d'un métier qui ne l'intéressait pas du tout, mais où il avait réussi et obtenu son diplôme du premier coup. Il a ensuite été embauché au premier endroit où il a postulé, loupant par la même occasion le poste de ses rêves, mais de cela aussi nous avons l'exclusivité. Au moment où vous lisez son histoire, il travaille encore dans cette petite entreprise qui vivote sans péricliter ni réellement s'épanouir. Cela fait quatre ans, quatre ans ponctués de malchance, de la plus quotidienne (la personne qui le précède dans la file de la cantine prend la dernière part de gâteau au chocolat et il ne reste plus que les insipides pommes à croquer) à la plus sophistiquée (il part en vacances en Normandie pour Pâques, se promène au bord de l'eau, attrape un coup de soleil en deux heures, se rend compte que le tube de Biafine est vide, que la pharmacie est fermée, veut se rendre à la pharmacie de garde qui se trouve à un quart d'heure de voiture, constate que la batterie est à plat, appelle une dépanneuse qui arrive après trois quarts d'heure d'attente, ne bénéficie pas de l'assurance à cause d'une clause écrite en petits caractères en bas de page, finit par rentrer au mobil home et se fait flasher à 35km/h sur une portion de route limitée à 30mk/h à cause du panneau mangé de végétation ; constate qu'on lui a volé ses affaires en son absence, tente une autre balade sur la plage, s'ouvre le pied sur un tesson coupant, passe le reste du séjour entre l'hôpital, le commissariat de police, la grande surface et son lit).

 

Un seul élément éclaire tout le reste. Sa femme Karine, petite sportive hyperactive et tendre aux jambes de gazelles, aux cheveux couleur de châtaigne fraîche méchés de miel cuivré, portant un grain de beauté au coin de l’œil gauche. Ils se sont rencontrés il y a deux ans, et depuis il vit pour elle, son unique bonheur, le seul qui compte, en fait. Ils se sont mariés au bout d'un an seulement de relation, parce que l'amour n'attend pas. Martin ne s'est pas encombré de doutes, il a foncé, de peur que sa rarissime chance ne s'évanouisse en mirage. Être Martin Dutreuil ne vous incite pas à l'optimisme ni à la confiance en soi. Mais le fait est qu'ils filent le parfait amour depuis leur rencontre. En conséquence de quoi ce dernier considère son couple comme le seul socle stable et solide de son existence.

 

Ce matin, Martin se réveille seul dans le lit conjugal. Karine est déjà levée, le jour inonde la pièce. Et on est lundi. Martin soupire ; le réveil n'a pas sonné. Il se penche sur la table de nuit et constate que le téléphone de sa femme n'y est pas (c'est ce téléphone qui leur sert de réveil à tous les deux, mais il arrive que l'un ou l'autre l'oublie au salon, généralement la veille d'un rendez-vous important ou d'une réunion cruciale). A la cuisine, un coup d’œil à l'horloge digitale du micro-ondes le renseigne. Il n'est pas si tard, s'il se dépêche il sera peut-être à l'heure. Mais il s'étonne de ne pas trouver Karine, elle commence plus tard que lui aujourd'hui, pourquoi serait-elle déjà partie ? Il la cherche, il l'appelle, mais il est bel et bien seul dans l'appartement. L'inquiétude s'installe, insidieusement. Il l'appelle, le répondeur se déclenche aussitôt. Il laisse un message, termine son thé. Toujours aucun signe de Karine. Il ne comprend pas, commence à ressentir la peur. Il imagine déjà toutes sortes de scénarios aussi horribles qu'invraisemblables, incluant dangereux psychopathes, voisins pris de boisson, crise de somnambulisme particulièrement spectaculaire, et même mafieux incompétents. Mais toutes ces hypothèses au demeurant fort peu probables se trouvent démontées par le simple fait que l'appartement est aussi barricadé que a veille au soir, quand ils sont partis se coucher. Toutes les fenêtres sont fermées. Il vérifie la porte d'entrée. Fermée aussi, à clé.

Allons, calme toi Martin, s'exorte-t-il. Sans doute y a-t-il une explication très logique à son absence, elle va certainement revenir d'un moment à l'autre. Si ça se trouve, elle est partie acheter des croissants pour un anniversaire quelconque qu'il aurait encore oublié. Il ne vérifie pas dans son agenda ; au lieu de ça, il retourne dans la chambre pour s'habiller et faire le lit. C'est au moment de remonter la couverture qu'il l'aperçoit. Un éclair couleur de châtaigne mordoré vient de passer devant ses yeux, entre les plis froissés du draps. Martin suspend son geste, bras levé, à demi penché sur le matelas, une main appuyée sur un des oreillers. Ce qu'il a vu à cet instant est de l'exacte couleur de la chevelure de sa femme. Au moment où il envisage de soulever de drap le petit éclair quitte sa cachette et vient se poster bien en évidence, juste sous son nez. C'est un insecte à la carapace lisse parée de riches tons ambrés, grand de plusieurs centimètres, aux pattes longues et à la carrure d'athlète. Sur le thorax, près de l’œil gauche, l'insecte porte une tache brune plus foncée. C'est une blatte. Martin la reconnaît immédiatement.

 

C'est là que nous avons commencé à suivre en direct les péripéties malencontreuses de Martin Dutreuil, occupé ce matin à déplorer -non sans un certain fatalisme- le plus étrange coup du sort auquel il ait jamais assisté. Sa femme Karine est devenue un cafard. Sa première pensée est qu'il lui faut la mettre à l'abri. Il lui dit : « Ne t'inquiète pas, Karine. Ne bouge surtout pas, je reviens. Reste calme, ne bouge pas hein ! », repose précautionneusement la couverture à plat sur le lit puis sort de la chambre à reculons, les yeux fixés sur la pauvre Karine, qui demeure immobile sur le matelas immense. Il file à la cuisine, attrape un tupperware et retourne dans la chambre aussi vite. Elle n'a pas bougé, elle est encore là. Soulagé, il s'approche du lit et l'enferme dans la boîte de plastique transparent. Il perce le couvercle de trous, la dépose doucement sur la table, s’assoit face à elle puis se ravise, retourne dans la cuisine chercher des céréales de petit déjeuner, prend un gant de toilette propre dans la salle de bains, puis l'installe plié en deux dans un coin de la boîte tandis que dans l'autre il fait un tas de pétales de blé sucrés. Après quoi il remet le couvercle en place. Le comprend-elle encore ?

« Karine, est-ce que tu m'entends ? »

La blatte semble le fixer dans les yeux, tournée vers lui, à travers le plastique. Elle remue une antenne.

« C'est un signe, c'est ça ? Tu me comprends ? »

Remuement d'antenne derechef.

« Oh seigneur Dieu ! » Martin n'est pas croyant, il ne parle jamais de religion et n'emploie d'ordinaire pas ce genre d'expression qu'il trouve étrange. Mais ce jour-là n'est pas ordinaire, même pour lui, et c'est dieu qui lui vient à la bouche.

« Écoute ma puce, je ne sais pas ce qui t'arrive, mais ne t'inquiète pas, je vais me renseigner, je vais trouver ce que tu as, il y a certainement une solution, tout va redevenir normal, d'accord ? N'aie pas peur. On va y arriver. En attendant, reste dans cette boîte, comme ça je ne risquerai pas de te perdre. C'est bien confortable pour toi ? »

Cette fois-ci c'est l'autre antenne qu'elle secoue.

« Oh, il te manque quelque chose c'est ça ? Ah, quel idiot ! Tu n'as rien à boire, bien sûr ! Il te faut de l'eau. Attend moi, je vais t'en chercher. »

Il galope une fois de plus à la cuisine, remplit un bouchon de bouteille d'eau minérale qu'il porte puis dépose dans la boîte avec maint précautions à côté des céréales. La petite blatte n'a pas bougé. Elle semble suivre ses mouvements avec intérêt.

« Écoute, je ne peux pas te laisser toute seule un jour pareil, ma chérie, tu dois être terrifiée. Je ne t'abandonne pas, je reste à la maison aujourd'hui. »

Martin décroche le téléphone, appelle son patron, lui explique qu'en raison d'une soudaine et foudroyante grippe intestinale il ne pourra pas venir travailler, puis ouvre son ordinateur portable, qu'il installe sur la table où se trouve sa femme prisonnière. Toute la journée, il écume le Net à la recherche d'un problème similaire au sien. Hélas, ses investigations se soldent par un échec total. Il ne trouve aucun témoignage, aucun retour d'expérience. Les seuls résultats concernent des sites de littérature fantastique ou de jeux vidéo, des forums scolaires et des entreprises de désinsectisation. Il ne sait pas quoi faire, ni vers qui se tourner. A ses côtés, sa femme a pris possession de ses appartements temporaires (du moins l'espère-t-il). Elle a grignoté des pétales de blé, a bu un peu dans le bouchon, et s'est installée dans le gant de toilette pour passer la journée à l'ombre.

 

Martin est dépassé, mais ne désespère pas. Il se sent pousser des ailes, des griffes, des dents, il se sent la combativité d'un dragon. Il n'est pas à cours d'idées ! Et peut-être que tout cela n'est qu'un mauvais rêve, ou la conséquence malheureuse d'une prise de médicament dont il aurait tout oublié. Ce serait bien de lui que de déclencher une amnésie et des hallucinations en tant qu'effets secondaires mystérieux. Demain sera un autre jour. Peut-être tout ceci sera-t-il effacé par un sommeil réparateur. Sûrement, même. Et si tel n'est pas le cas, il se rendra chez le médecin. Il va se glisser dans son lit défait, peine à trouver le sommeil. Finalement il sombre dans des rêves lourds et inquiets, desquels il ne s'extirpe que pour y replonger, comme prisonnier d'une cuve de mélasse. Le réveil en revanche, est comme un nouveau départ. Le jour est clair et frais, tout est bien net. Le lit est aussi douillet qu'à son habitude, la chambre a conservé le désordre qui l'identifie, et il plane un instant dans une bonne humeur matinale consécutive à ses deux dernières heures de sommeil, qui elles, ont été d'une qualité satisfaisante.

Puis le cauchemar de la veille lui revient en tête, et avec, l'angoisse de ceux dont un proche est gravement malade. Il ne se rappelle pas davantage d'un élément qui pourrait expliquer rationnellement ses ennuis. Il se lève pour constater que dans le salon, la boîte est toujours à sa place, et abrite toujours un cancrelat qu'il identifie encore comme sa femme.

Il se rend donc chez le généraliste ; la salle d'attente est évidemment bondée. Cela au moins, reste habituel. Le docteur, un homme à l'aspect sévère et affairé, l'écoute raconter son histoire d'une oreille distraite, tout en rangeant des papiers et en saisissant quelque mystérieuse et sans doute sérieuse étude sur son ordinateur. Après quoi il l'examine rapidement, lui prescrit une batterie de tests sanguins et des anxiolytiques légers, et le renvoie chez lui avec une rapide poignée de main et une lettre de recommandation pour un confrère psychiatre « très compétent ».

 

Pas question de se rendre chez le psychiatre : Martin a déjà fait les frais d'un membre de la profession, y a perdu la moitié d'un salaire en consultations pour aucun réconfort. Il a finalement appris à connaître et faire avec son éternelle malchance. Sauf cette fois. En revanche, il se rend au laboratoire d'analyses médicales pour effectuer les tests sanguins. Par miracle, il parvient à faire prélever les échantillons dans la journée. On lui annonce les résultats pour dans trois jours maximum. Il en compte six par habitude. D'ici là, il mangera sain, se couchera tôt et se lèvera de même ; il ira travailler comme si de rien n'était, et il prendra soin de sa femme souffrante.

Le soir venu, il raconte sa journée à Karine, qui se poste au milieu de sa boîte comme pour mieux l'écouter. Il ne parvient pas à cacher son inquiétude, mais il se rassure, comme elle remue ses antennes de temps à autres en réponse à ses paroles.

 

La semaine passe, dans l'attente d'une évolution qui ne vient pas. Il dort mal, travaille sans assiduité, perd l'appétit. Ses voisins, ses collègues le trouvent pâle et défait, mais il n'est pas bavard et élude les questions. Un peu de fatigue passagère. Convalescence de sa gastro. Arrivent enfin les résultats de ses prises de sang, mais il ne croit plus à une intoxication médicamenteuse. Aussi il n'est pas surpris de les voir tous parfaitement normaux. En dernier recours, il fait appel aux services d'un marabout dont il a trouvé la publicité dans les journaux. Il demande la guérison de sa femme. Cela lui coûte un bras, ou plutôt deux puisque la note est, suite à une erreur invérifiable, débitée deux fois. Mais au moins, pour la première fois, il a l'impression qu'on l'écoute et le prend au sérieux, et il trouve quelqu'un à qui raconter son histoire. Malheureusement on lui indique que le problème est trop complexe et qu'on sera incapable de lui apporter satisfaction. En revanche le marabout lui propose un charme porte-chance et un enchantement « pour l'amour ». Il refuse poliment, désabusé. Ainsi donc, même les charlatans renoncent à prétendre pouvoir faire quelque chose pour Karine et lui. La situation est vraiment critique. Il en fait part à sa femme, qui l'écoute calmement. Il la sort de sa boîte et la prend sur sa main. Il caresse doucement du bout de l'index son dos lisse et brillant. Elle oscille des antennes. Martin a le cœur serré. Leurs conversations lui manquent, leur complicité, sa tendresse, son rire, la chaleur de son corps lorsqu'ils se blottissent ensemble sur le canapé, lorsqu'ils s'endorment dans le même lit. Son couple lui manque. Mais sa femme est toujours là, diminuée mais présente, dans le creux de sa paume. Il ne peux pas l'abandonner, il doit se montrer fort pour deux, en attendant sa guérison. Il lui explique tout cela, lui murmure des mots d'amour, pleure avec elle et la console en séchant ses larmes. Elle se contente de le regarder en remuant des antennes, mais cela suffit à prouver à Martin qu'elle est toujours auprès de lui. Au plus fort de leur émotion, elle fait quelques pas sur la main de son mari et s'immobilise, une patte levée vers son visage. Il touche cette patte du bout du doigt, en prenant bien garde à ne pas la blesser, et se sent légèrement mieux.

 

Il a pris une décision : puisqu'il n'existe pas de solution à leur problème, et puisque ni lui ni personne ne sait combien de temps la situation va durer, il prend le parti de s'habituer à cette nouvelle vie. Sa femme est différente ? Et alors ? Sa vie ne sera plus comme avant ? Qu'importe ? L'être humain est doué d'un remarquable sens de l'adaptation, et il ne l'abandonnera pas. Il est déterminé, et plein d'un nouvel enthousiasme. Avoir pris les choses en main lui remonte le moral. « Chérie, tu es chez toi, je ne peux pas te garder dans cette boîte toute ta vie sous prétexte de te protéger. Dorénavant je laisserai le couvercle toujours ouvert, tu pourras aller où tu veux, et revenir ici quand tu voudras. » Puis, après une hésitation : « je ferai attention, je te le promets. »

Il part se coucher. Le lendemain, la boîte est vide, mais il la retrouve dans la cuisine, dans un des placards à nourriture, non sans un certain émerveillement face à sa débrouillardise. Il lance un « à ce soir chérie ! » avant de partir travailler. Au boulot, il se montre plus efficace qu'il ne l'a été depuis ces derniers jours, puis il rentre chez lui, prépare à dîner, invite Karine à partager son assiette, ce qu'elle fait sans hésitation. Il remarque qu'elle fait toujours en sorte d'être cachée sous le rebord de l'assiette, sous sa serviette, voire sous la table, tête en bas. Martin lui assure qu'elle n'a pas besoin de se cacher de lui, qu'elle n'a pas à avoir honte, qu'il sait combien elle est belle à l'intérieur et qu'elle ne le dégoûte pas. Mais rien n'y fait. Il respecte donc son choix.

 

Les premiers temps sont assez difficiles, il rechute plusieurs fois dans la déprime et ses résultats au travail s'en ressentent. Son entourage s'inquiète du silence prolongé du couple et les voisins finissent par s'apercevoir de l'absence de Karine. « Mais où est-elle votre femme, monsieur Dutreuil ? » Aux curieux, aux attentionnés, il répond qu'elle est en déplacement professionnel pour plusieurs mois. Un genre de mutation, en quelque sorte. « Ah, oui je comprends ! Eh bien ça ne doit pas être facile de voir sa moitié si loin pendant si longtemps. Bon courage monsieur Dutreuil ! » Mais par derrière, on doute des explications évasives fournies par Martin. Personne n'avait encore jamais vu Karine Dutreuil partir en déplacement professionnel, et personne n'a entendu parler d'une mutation avant son départ précipité. Mais oh, qu'à cela ne tienne, ce ne sont pas nos affaires n'est-ce pas ? Si les Dutreuil ont des problèmes de couple. On s'échange des regards entendus et chacun retourne à ses propres soucis. Mais parler des difficultés d'autrui atténue les tensions internes, et on fait donc en privé des gorges chaudes du mystère Dutreuil.

 

Monsieur Holst, le patron de Martin Dutreuil voit cette inconstance d'un mauvais œil. Martin est un employé ordinaire, qui n'a rien de bien irremplaçable, et doté de surcroît d'une malchance rare. Cela pourrait inspirer une certaine pitié à l'homme s'il était d'un naturel compatissant, mais par malchance pour Martin, Bernard Holst n'est pas de ceux-là. Il considère au contraire qu'un tel handicap est susceptible de rejaillir négativement sur la productivité de l'employé Dutreuil, et par ce biais, sur les bénéfices générés, et donc sur sa commission personnelle. Il se trouve justement qu'en raison de la conjoncture difficile, l'entreprise envisage quelques licenciements économiques. Martin Dutreuil est sur la sellette.

 

Tant bien que mal, une routine se réinstalle dans l'appartement des Dutreuil. Martin ne passe plus l'aspirateur, de peur d'aspirer accidentellement sa femme. Il lui bloque soigneusement l'accès aux toilettes et à la salle de bains, refait tous les joints de toutes les portes, installe des bloque-porte pour éviter qu'un courant d'air ne fasse claquer un battant et n'écrase Karine. Mais dans l'ensemble, elle demeure dans la cuisine. Elle affectionne particulièrement le placard qui renferme les biscuits, les céréales et les aliments du petit déjeuner. Martin laisse les paquets ouverts pour qu'elle puisse se servir à sa convenance. Il a pris le pli de faire très attention où il pose les pieds, de vérifier les chaises, le lit et le canapé avant de s'asseoir ou de se coucher, de secouer le sac poubelle avant de le fermer pour le jeter. Karine se sent tout à fait à l'aise ainsi, tant et si bien qu'un jour, ou plutôt, pour être exact, une nuit, Martin fait une découverte qui le remplit dans un premier temps de fureur.

 

Alors qu'il se lève sur le coup des trois heures pour un de ces impératifs déplaisants qui seuls, sont capables de vous pousser hors du lit en plein milieu de la nuit, il allume la lumière du couloir, se rend là où il doit aller, fait ce qu'il a à y faire, puis décide d'effectuer un crochet par la cuisine pour combler un petit creux qui l'empêchera certainement de se rendormir s'il n'y met pas un terme au moyen de quelque biscuit au chocolat. Il ouvre la porte de la cuisine, se dirige vers le placard sucré à la lueur du couloir, l'ouvre... Et tombe, non pas sur sa femme comme il s'y attendait, mais sur une véritable horde de petites bêtes noires et lustrées, qui s'égayent à toute vitesse, surpris dans leur festin nocturne. Seule demeure Karine, tranquillement hissée sur le rabat du paquet de cornflakes, agitant doucement ses antennes comme par défi. Martin se met en colère. Il crie, il tempête, il accuse Karine d'adultère, la traite de tous les noms, la somme de lui indiquer l'identité de son amant, puis face à son silence, claque la porte du placard et retourne se coucher, sans biscuit ni appétit. Il passe le reste de la nuit à ruminer. Sa femme adorée qui se change en cafard, puis en profite pour lui faire des enfants dans le dos ! Après tout ce qu'il a fait pour elle...

 

Au petit matin, il lâche prise. Après tout, elle semble heureuse sous sa nouvelle forme, et pleinement épanouie ; elle reste avec lui, lui témoignant ainsi sa gratitude, et lui offre une abondante marmaille, quoiqu'il ne se sente pas, il doit bien l'avouer, la fibre paternelle envers tous ces hexapodes qui peuplent son deux pièces. Ils n'ont jamais été aussi nombreux à vivre sous le même toit, et paradoxalement, il ne s'est jamais senti aussi seul. Il a besoin de voir un ami, un véritable ami. Sa famille, il n'a pas envie de l'affronter. D'ailleurs, cela fait longtemps qu'il est en froid avec ses parents. Sa belle-mère, n'en parlons pas ; elle a toujours été farouchement opposée à ce que sa fille fréquente un type comme lui. Il se voit mal lui téléphoner pour lui annoncer que son unique rejeton et seule héritière est une blatte. Et les collègues de Karine ? Il n'a reçu aucun appel, aucun courrier, rien au nom de sa femme. Quelle boîte négligente ! Sa femme avait l'habitude de se plaindre de son travail, il est sûr que ces salauds l'ont licenciée sans préavis, que quand elle reviendra travailler elle aura perdu son poste, tout bonnement remplacée par quelqu'un d'autre.

Quant-à lui, il a bien des relations, au travail, et de vieux copains de classe qu'il revoit occasionnellement, mais peu d'amis intimes. Le seul, c'est Richard. Avec Richard, il a fait les quatre cent coups étant enfant. Il a été puni pour deux bien plus d'une fois, on s'en doute, et Richard s'en accommodait assez bien, on s'en doute. Mais c'est une réelle amitié qui unit les deux compères, et si un jour elle fut surtout fondée sur l'exploitation des travers de Martin pour servir Richard, aujourd'hui il n'en reste plus rien.

 

Martin s'empare donc de son téléphone et appelle Richard. Ils bavardent à bâtons rompus, Richard lui trouve une petite voix, Martin évoque brièvement ses soucis, et lui demande s'ils peuvent déjeuner ensemble. Bien sûr Richard accepte aussitôt. Il a entendu des rumeurs concernant les Dutreuil (comme la Terre est petite, il connaît certains collègues de Martin) et il comptait appeler son vieil ami pour prendre de ses nouvelles en personne. On raconte qu'elle serait partie. Il ne s'en étonne qu'à moitié, il connaît bien la chance de Martin.

Ils se retrouvent dans un petit restaurant italien qu'ils connaissent bien, et Richard déclare à Martin que tout compte fait, il n'a pas l'air de se porter si mal. Karine aurait-elle donné des nouvelles ?

Des nouvelles ! Répond Martin. Je n'en ai jamais manqué, mon vieux, elle ne m'a pas quittée un seul jour !

Richard est surpris, informe son ami que tout le monde autour de lui semble convaincu du contraire, et que se passe-t-il donc si elle n'est pas partie ?

« Non, crois moi, c'est fou mais c'est vrai ! Karine ne m'a pas quittée, vieux. Elle est devenue un cafard. Et tu sais pas ce qu'elle m'a fait ? Des bébés ! Des enfants, tous des blattes eux aussi, comme leur mère ! Ah, si je choppe le salaud qui lui a fait ça... »

Richard considère avec ahurissement son ami en rage. Il ne l'a jamais vu ainsi. De plus son propos n'a aucun sens. Il est devenu fou. Il lui parle doucement, posément, choisit bien ses mots pour ne pas le heurter. D'abord, il cherche à le consoler, pour qu'il se calme. Puis il aborde l »hypothèse d'un surmenage, lui suggère de prendre des vacances, d'aller voir un médecin. Martin affirme l'avoir déjà fait. Il refuse de consulter un psychiatre. Il a déjà donné, dit-il. Richard n'en est que plus inquiet. Faudrait-il faire interner son ami quelques temps, histoire qu'il soit vu par des personnes compétentes et qu'il se repose un peu ?

Il réfléchit à tout cela tandis que Martin monologue, lui racontant par le menu tout le déroulement des événements que vous savez déjà, ayant lu jusqu'ici. Il parle de Karine en blatte, de ses aménagements, de sa nouvelle vie, des progrès qu'ils ont déjà fait, de ses recherches et de ses échecs, des voisins, du travail, des enfants-cancrelats qu'il héberge, de son rival à six pattes qui cherche à lui voler son épouse, de sa crainte que le cafard n'y parvienne, avantagé par sa morphologie. Il parle de ses espoirs qui s'amenuisent, de sa détresse aussi, et tout dans son discours appelle à l'aide. Richard est très préoccupé, et il peine à réconforter ce Martin qu'il ne reconnaît plus. Il prend congé rapidement, et finit par envoyer une assistante sociale chez son ami.

 

On sonne à la porte. Martin n'attend personne... Qui cela peut-il bien être ? Il va ouvrir, et se retrouve face à une jeune femme brune et souriante, qui lui rappelle un peu Karine. Il ignore le serrement de cœur qui en résulte. Elle est assistante sociale, et lui demande si elle peut entrer pour discuter un peu avec lui. C'est Richard qui l'envoie, il le devine aussitôt. Qui d'autre ? Il n'a parlé de ses ennuis à personne à part lui. Il en conçoit une rancœur qu'il met de côté pour affronter la visite avec toute sa lucidité. L'assistante pénètre dans l'appartement en discutant de sujets inintéressants tout en observant autour d'elle. Elle ne laisse rien paraître de ses impressions. Elle n'émet aucun commentaire vis-à-vis des petits tas de céréales que Martin a disposés dans tous les coins, ni au sujet des petits insectes qui courent le long des plinthes. Martin la fait asseoir sur le canapé, non sans avoir vérifié au préalable que la place est bien libre, puis lui offre un café. Il profite des quelques minutes de répit que lui offrent la préparation de deux tasses d'arabica corsé pour réfléchir à son plan d'action. Il ne peut décemment pas lui expliquer la vérité. Comme Richard avant elle, elle le prendrait pour un fou et chercherait à coup sûr à le faire interner. Sauf que contrairement à Richard, elle en a certainement le pouvoir.

Il doit lui mentir, lui dire que Karine est partie, mais qu'il a trop honte de l'avouer, et qu'il a eu un passage à vide mais qu'il va mieux maintenant. Il tente de se convaincre que c'est la bonne solution. Mais arrivé devant l'assistante sociale qui ne touche pas à sa boisson, il ne parvient pas à trahir ainsi son épouse, à la faire passer pour une traîtresse, fût-ce aux yeux d'une seule personne, fût-ce pour se sauver de l'asile. Il dit qu'elle est malade, qu'il ne sais pas quand elle va guérir, mais qu'il prend soin d'elle et de tous ses enfants. Ils sont tous très timides et il ne peut pas présenter sa famille, mais il assure que tout va très bien, qu'il a du travail pour subvenir à leurs besoins à tous, qu'il prendra des vacances aussi tôt que son employeur le lui permettra mais que de toutes façons il va beaucoup mieux depuis qu'il a parlé à son ami Richard de ses ennuis de famille. L'assistante n'a pas l'air très convaincue et repart seulement après une longue discussion sur la nécessité d'une prise de rendez-vous chez un spécialiste qui sera à même de l'aider. Elle s'empresse d'ouvrir un dossier au nom de Martin Dutreuil et de le transmettre à ses collègues. Nulle part il n'est indiqué que Martin ait des enfants. Ce fait étrange mis à part, elle n'a rien de bien concret hormis un appartement dans un drôle d'état, propre mais envahi de cafards de toutes tailles, dont l'homme s'occupe vraisemblablement avec attention. Il est clairement dérangé, mais elle en a vu d'autres, et de bien pires. Elle ne donne pas suite, se contente d'indiquer « à surveiller » dans le dossier, à la fin du rapport.

 

Cette visite impromptue a contrarié Martin. Il se confie à son seul véritable ami -du moins le pensait-il jusqu'à aujourd'hui- et c'est comme ça qu'on l'aide ! En envoyant des espions fouiller chez lui ! Ce soir-là il a des mots avec Richard. Ils finissent par franchement se disputer, Richard l'appelle fou et malade, Martin lui raccroche au nez, furieux et plus qu'amer. Il part se coucher sans dîner, sans souhaiter bonne nuit à sa femme et sa marmaille. Ce n'est pas juste. Depuis que ses vrais soucis ont commencé, il estime avoir toujours réagi en mari exemplaire et tolérant, en homme responsable, en bon père de famille. Et voilà qu'on s'éloigne de lui, qu'on cherche à l'enfermer, à le prendre en faute, qu'on ne lui accorde aucun crédit, lui qui a toujours été lucide et raisonnable, et si précautionneux, habitué qu'il est à ce que tout tourne mal ! Il n'a même plus un ami. Il sait par expérience qu'il va bientôt perdre son emploi et se prépare à devoir se rendre au pôle emploi pour toucher le chômage. Au moins, il devrait toucher une indemnisation licenciement qui lui laissera quelques temps devant lui pour rebondir. Mais il commence à se décourager. A quoi bon ? Tout ce qui lui reste, c'est une famille de cancrelats qui vit à ses crochets.

 

C'est donc sans surprise et sans particulièrement de regrets qu'il apprend son licenciement économique. Bernard Holst est ravi. Ah, si tous ses employés pouvaient être des Martin Dutreuil, comme sa tâche serait simple !

Martin ne rentre pas chez lui immédiatement. Il rassemble ses affaires puis se rend au bar. Il n'a pas l'habitude d'en fréquenter et n'en connaît particulièrement bien aucun, donc il erre dans la ville jusqu'à en trouver un qui lui semble correspondre à son humeur : un boui-boui morne et sans saveur, qui ressemble à des millions d'autres bars, avec un patron indifférent, tout comme le reste de l'univers, au sort de Martin. Pourtant, installé au zinc, c'est à cet homme occupé qui lui prête une oreille distraite d'abord, puis amusée, puis qui ne lui prête plus rien, qu'il raconte toute sa vie, en descendant des pintes à qui mieux mieux. Il finit totalement fait, rentre chez lui tant bien que mal, non sans vomir plusieurs fois dans le caniveau, traverse l'appartement sombre et s'écroule avant d'avoir atteint son lit.

Cette première soirée de chômage lui apporte une gueule de bois mémorable. Il émerge au milieu du couloir, débraillé, la bouche emplie d'un goût qu'il préférerait ne jamais avoir eu à connaître, la tête pleine de marteaux piqueurs en pleine action. Il se relève pour constater une tache sur son pantalon beige. Ce n'est pas un résidu de beuverie.

 

C'est une blatte aux reflets mordorés.

 

La gueule de bois est immédiatement reléguée au second plan, substituée dans le corps de Martin par une intense angoisse, qui le précipite aux toilettes une nouvelle fois, avec le concours de son foie intoxiqué. Karine. Il a écrasé sa femme ! Il n'ose pas poser à nouveau les yeux sur son pantalon souillé. Il a trop bien vu la première fois les éclats d'exosquelette chitineux collés à la fibre textile, et là, sur la moquette, encore agité de convulsions lentes post mortem, un petit corps hexapode à moitié démembré et tout aplati. Martin court à la cuisine aussi vite qu'il le peut sans risquer un second meurtre, et plein d'une atroce appréhension, il ouvre le placard sucré.

 

Elle est là.

 

Soulagement indicible. Il ne vient pas de tuer sa femme par mégarde ! Il en pleure de soulagement, se confond en excuses et en déclarations d'amour face au petit cafard qui le regarde imperturbable, mais soudain lui vient une pensée qui le replonge dans des affres de culpabilité. Il a tué un de ses enfants. Comment pourrait-elle le pardonner après cela ? Comment continuer à vivre avec elle ? Pire, il découvre qu'il se sent mal pour Karine, pas pour lui-même. Il ne ressent absolument rien d'avoir tué un de ses protégés. Même pas un soupçon de regret. En fait, il est persuadé que sans Karine, il n'aurait pas prêté plus d'importance à cet acte que s'il s'était agi d'un mégot de cigarette. Est-il donc un monstre, pour ne rien ressentir face à sa progéniture adoptive ? Il regarde autour de lui, hagard, les yeux cernés, les vêtements sales, le crâne douloureux. Il voit un appartement plongé dans la pénombre -sa famille supporte mal la lumière, a-t-il remarqué- avec de petits tas de nourriture sèche dans tous les recoins. Les murs, les meubles, même le sol, sont parsemés de petits points noirs et grouillent de centaines de pattes, surmontées de centaines d'yeux et d'antennes qui l'observent. Sur la table, la boîte qui a accueilli Karine les premiers jours gît abandonnée.

Son bilan personnel n'est pas plus reluisant. Sans parents, sans amis, sans travail, il n'ose même pas penser à ce que disent de lui ses voisins et anciens collègues. Ses ex-copains d'école, cela fait des mois qu'il n'en a pas reçu signe de vie. Le monde est petit, tout se sait vite. Il se voit seul dans cet appartement où il ne se sent plus chez lui, entouré d'une descendance qui n'est même pas la sienne et qui lui rappellera chaque jour à venir son crime et son insupportable indifférence. Sa femme, elle l'a abandonné pour un autre plus à sa taille. Il ne lui en veut plus... Comment le pourrait-il ? Il n'est plus vraiment un mari satisfaisant pour elle, il en a bien conscience. Privés de presque toute forme de communication, comment aurait-elle pu continuer ainsi ? Et comment lui, le pourrait-il ? Il ne lui reste plus qu'une chose à faire.

 

« Karine, je m'en vais. Garde l'appartement, vous en avez plus besoin que moi, avec tes enfants. Je te dois bien ça. Pardon, mon amour. »

 

Cela fait deux mois et six jours pleins que personne n'a plus de nouvelles de Martin Dutreuil, et ses voisins commencent tout juste à s'en apercevoir. Quant-à lui, il a trouvé refuge sous un pont, près du fleuve, dans un quartier calme bien que légèrement malodorant. Mais on s'habitue vite. On s'habitue à tout. D'ailleurs, lui non plus ne sent pas la rose. Mais il va mieux ; la solitude lui pèse moins qu'avant, en plein air. Et puis, il ne fait pas si froid. Il pense encore souvent à sa femme, se demande comment elle va, si il lui manque, si elle se souvient de lui dans sa nouvelle vie.

 

Et puis un jour, il lève les yeux. Sur le couvercle d'une poubelle, un petit éclair mordoré. Il regarde mieux. C'est un insecte à la carapace lisse parée de riches tons ambrés, grand de plusieurs centimètres, aux pattes longues et à la carrure d'athlète. Sur le thorax, près de l’œil gauche, l'insecte porte une tache brune plus foncée. C'est une blatte.

 

Martin la reconnaît immédiatement.  



15/04/2014
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 6 autres membres