Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

L'ordre des Choses - Que font les Gangster pendant la Crise ?

« Non mais je rêve ! tu m'avais promis de l'action !
-Mais Juke, tu verras que tu n'auras pas le temps de t'ennuyer ! Tel que je les connais, de l'action, tu vas en avoir ! Peut-être même trop... »

Ils étaient tous les deux face à face au milieu du trottoir, Juke prêt à rejoindre sa vieille Punto pour mettre fin à cette discussion ridicule. Elle n'allait pas lui faire le coup une fois de plus ! Et puis quoi encore ? Il lui tourna le dos en fouillant sa veste à la recherche de ces satanées clés de bagnole.
« Ras-le-bol de tes conneries ! C'est fini, j'en ai marre, j'arrête, je me barre, c'est hors de question ! Non mais franchement, tu m'as vu ? Tu trouves que je ressemble à Mary Poppins ? Bordel elles sont où ces clés...
-Fais pas l'idiot, bien sûr que non ; écoute, ça fait des semaines que tu attends du boulot, et rien à l'horizon, alors fais pas le difficile, il faut songer à se recycler ! le travail au noir, c'est pas pour les fine-gueule, mon gars. La concurrence est rude. Allez, je sais que tu t'en sortiras bien, tu as le bon esprit pour ça, tu es un aventurier qui n'a pas froid aux yeux ! »

Juke maugréa dans son col, bataillant toujours avec ses poches. A tous les coups elles étaient encore tombées dans la doublure. Annett n'avait pas tort, les clients se faisaient rares. Il faudrait bien, un jour ou l'autre, qu'il pense à se tourner vers un métier moins turbulent ; oh bien sûr, tant que l'homme survivrait à sa technologie, il y aurait toujours des affaires à conclure, des comptes à régler, mais il n'était pas seul sur le marché, et son nom ne figurait plus sur la liste des hommes de pouvoir. La nouvelle génération, plus performante, sans doute...
Mais enfin, à quoi il pensait, là ? Il ne pouvait quand même pas accepter de superviser les jumelles, et pendant toute une semaine, encore ! Sa fierté d'homme le lui interdisait, tout bonnement. Son boulot, c'était de manier l'arme de poing, pas le biberon. Il se retourna vers Annett. Elle avait son fameux regard bourré de coins de sourire, ses yeux pétillants derrière sa frange invraisemblable et ses dents du bonheur. Et merde.

« Alors, Juke, on dirait que tu as peur de mes monstres ?
-Combien tu me payes ? »


***

« Je savais que je n'aurais jamais dû... »
Contrairement à toute attente, les deux gamines l'avaient adoré. Cela faisait à peine quelques heures qu'Annett était partie, l'abandonnant seul dans l'arène face aux deux fauves rousses de neuf ans, qu'il était déjà submergé par leur nombre. L'une était à genoux sur les siens, fort occupée à appliquer un maquillage outrancier à travers les poils d'une barbe qu'il avait eu du mal à la dissuader de raser, la bouche tordue et la langue tirée en signe d'intense application, ce qui ne suffisait manifestement pas à la réussite de l'opération. L'autre était debout sur le lit derrière lui, en train de lui massacrer les cheveux à grand coups de fer à friser et de barrettes multicolores. Il regretta presque d'avoir tenu à ne pas couper sa crinière depuis ses quinze ans. Et leurs babillages incessants ! Ses oreilles en sifflaient. « Juke » par-ci, « Juke » par-là, des questions dont il se demandait comment deux gamines de cet âge pouvaient avoir l'idée. Le pire, ce fut quand elles commencèrent à lui poser des questions concernant leur mère. Evidemment, mal à l'aise, il éluda. Grave erreur. Ces pestes devaient avoir une sorte de sixième sens (probablement appelé perversion), et à partir de là elles ne tarirent plus sur le sujet. S'il n'avait pas déjà eu le visage intégralement rose, il aurait été rouge jusqu'aux oreilles.

C'est quand elles voulurent lui faire passer une robe d'Annett, à fleurs bien entendu, qu'il se rebella. Ce fut terrible. Un parquet trop ciré dans une maison de retraite n'aurait pas provoqué plus d'affolement. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les jumelles se retrouvèrent empaquetées dans leurs draps, sous le lit, porte fermée, chaise bloquant la poignée... de l'extérieur. Juke se vautra avec volupté dans le canapé, savourant la paix soudaine qui s'était posée sur la maison, comme un rayon de soleil sur une campagne après la pluie. Le maquillage le grattait. Elle n'aurait jamais dû lui étaler tout ce rouge à lèvre sur les joues. Par ailleurs il se demandait comment retirer les barrettes qui s'étaient emmêlées dans ses cheveux frisés, comme de la friture dans un filet de pêche entassé sur le pont d'un chalutier. Il sentait monter un mal de tête... il tritura les pinces multicolores, puis soupira de lassitude ; c'était plutôt pire qu'avant. Il lui faudrait certainement des années pour retirer tout ça. Il se déplaça jusqu'au miroir de l'entrée, et se jeta un regard atterré : elles avaient réussi à le faire ressembler à une pivoine avec une coupe afro. Avec une légère anxiété il espéra qu'il ne devrait pas tout raser pour retrouver une apparence moins horticole. Puis avec une anxiété un peu plus grande, il songea qu'il faudrait tôt ou tard sortir les monstres de dessous le lit. Petit, il avait une trouille bleue du croquemitaine. A l'époque il l'imaginait énorme et affamé. Maintenant il se le représentait plutôt fluet, féminin et particulièrement furieux. Et en double... il se demanda s'il n'aurait pas préféré devoir libérer son cauchemar d'autrefois. Les vrais monstres, au moins, on pouvait leur taper dessus. Mouais, il serait toujours temps après un bon bain...

Depuis ce premier jour de vacances scolaires, sa vie était, comme redouté, devenue un enfer : elles n'avaient pas aimé le coup du drap. Ah, les femmes ! Déjà à cet âge-là, elles savaient parfaitement comment vous pousser à bout, patiemment, par petites touches bien choisies, et prenaient un malin plaisir à vous pourrir l'existence pour se venger d'une broutille bien méritée. Il ne s'était jamais marié, et maintenant qu'il avait la charge des jumelles, il savait mieux que jamais qu'il avait eu raison. Et Annett... Il n'était pas prêt de lui rendre encore service, fût-ce payé !
Elles ne mangeaient pas, toujours trop chaud ou trop froid, trop salé, ou pas assez ; elles traînaient matin et soir, accomplissant en une heure ce que n'importe quel être humain rompu au déplacement bipède pouvait faire en dix minutes. Et inventives avec ça ! Leur dernière lubie était de fouiller dans ses affaires pour habiller leurs poupées. Elles avaient déjà découpé une chemise pour en faire une robe et utilisé le drap du lit de la chambre d'amis comme chiffon à poussière. Le tout avec un air angélique, l'image même de l'innocence et de la naïveté, s'il faisait mine de s'énerver. Quand il fallait les mettre au lit, elles se disputaient, toujours associées, en se jetant des regards de connivence en même temps que des insultes et des oreillers. Et elles se réveillaient la nuit à tour de rôle pour hurler qu'elles avaient fait un cauchemar. En règle générale, si il ne se pliait pas à la moindre de leur volonté, il pouvait dire adieu à ses tympans, rapidement et irrémédiablement endommagés par un cataclysme sonore. S'il s'en sortait avec des acouphènes permanents, Annett aurait de ses nouvelles.
Il n'avait même plus le temps de se poser des questions sur sa condition d'esclave, et de monter un plan d'évasion : elles le surmenaient, et il n'avait pas assez de toute sa personne pour rattraper leurs dégâts. Il avait encore une barrette entortillée dans les cheveux, des cernes bleuissant toujours plus sous les yeux, le teint pâle malgré une faible réminiscence de rouge à lèvres sur la pommette gauche ; son drap empoussiéré pendouillant à la main, sa chemise froissée boutonnée de travers, le bout de sa ceinture rebiquant tristement, l'homme fier qu'il avait été semblait une personne morte, ou un rêve qu'il avait fait des années plus tôt, la dernière fois qu'il avait pu passer une nuit tranquille. Les deux fauves l'avaient dompté en trois jours.


***


C'est jeudi qu'ils signèrent l'armistice. Il avait levé ses mains ouvertes au-dessus de sa tête, les agitant mollement en signe de capitulation, blotti derrière un fauteuil, le soir où elles l'avaient menacé avec le tisonnier et la pelle à cendre alors qu'il avait eu un dernier sursaut de dignité et d'indignation. Les clauses du traité de paix étaient simples : il les servirait en tout, les conduirait, se plierait à leurs quatre volontés, et en échange, elles se tiendraient tranquilles ; le tout fut rédigé au feutre, en lettres multicolores, au dos d'une vieille facture de téléphone sur la table de la cuisine, et ratifié par les deux parties ( les jumelles l'avaient tamponné avec des animaux de la ferme pour faire plus officiel ). Juke goûta au doux repos d'un joug lourd mais immobile, après avoir été ballotté en tous sens pendant les jours précédents. Quand Annett revint, il lui dit avec un sourire crispé et à peine un regard vers la porte entrouverte, derrière laquelle il savait que guettaient quatre oreilles tyranniques, qu'elles avaient été des anges. Annett lui trouva un air bizarre, et renonça définitivement à lui confier de nouveau ses filles lorsqu'elle retrouva le traité de paix oublié sur le frigo, maintenu par deux magnets des régions de France.



C'était un matin comme les autres. Il était trop tôt, il faisait trop nuit, je n'avais pas assez dormi, et je haïs spontanément mon réveil de choisir précisément l'instant où, semblait-il, j'étais au plus profond du sommeil, pour se mettre à sonner. Après les quelques minutes de supplément douillet réglementaires, je tâtonnais au pied du lit pour trouver mes lunettes, les chaussai et m'extirpai des draps avec force bâillements ainsi qu'un puissant sentiment de regret. La descente vers la cuisine fut longue, froide et silencieuse ; mes pieds glissés dans de vieux chaussons avançaient seuls tandis que mon cerveau encore plein de lambeaux oniriques s'appliquait à me présenter tout l'attrait d'un petit déjeuner. Rituel apaisant du trop-tôt levé, fin de sommeil, mise en éveil. L'eau bout, le sucre fond, se mêle aux volutes théinées diluées bientôt dans un nuage blanchâtre de lait demi-écrémé pasteurisé en brique, qui éclabousse quand on le verse. Le bol est invariablement trop chaud, les tartines aussi ; mais quelques pas jusqu'à la table ne brûlent pas.

Mais ce matin-là différa par un détail infime, tout d'abord. Un sentiment ténu, insignifiant, de manque. Quelque chose n'allait pas, comme un mauvais rêve qui laisse un malaise diurne. Je montai à la salle de bains pour faire mes ablutions, afin de se montrer en société sous un aspect présentable. Et soudain, je compris.

Le miroir m'avait trahie. Ce fidèle objet, intraitable et impitoyable d'ordinaire, m'ignorait. Il ne renvoyait plus mon reflet ébouriffé ; le haut du pyjama que je sentais sur mes épaules, la brosse entre mes doigts, la mousse sur mes lèvres étaient bien visibles, eux. Ils semblaient flotter au milieu de la salle de bains, animés d'une vie propre. Ils flottaient vraiment ! Mes yeux fixèrent stupidement mes lunettes sans rencontrer mon regard, que j'avais joué étant jeune à ne pas croiser, sans tout à fait y parvenir, et même je m'étais amusée à tenter de me voir les yeux clos. Puis, la brosse à dent projeta quelques gouttes blanches en tombant dans la vasque. Je fermai les yeux de toutes mes forces en me concentrant sur le réveil qui allait sonner. Mais le silence seul continua de m'affirmer que je ne rêvais plus. Alors je finissais au plus vite ma toilette, en m'efforçant de ne pas regarder la glace, d'oublier même ce qui s'était passé.

Et tu y parvins. Tu t'habillas avec soulagement, car tu pouvais encore voir tes membres. De ton corps, seule la face manquait. Tu étais devenue un être sans visage. Pourtant à l'extérieur, au milieu des gens, personne ne sembla y faire attention. Les autres dans le bus, le train, le métro, dont tu attendais encore la réaction avec angoisse, ne semblaient pas voir ton amputation. Pour eux tu étais comme d'habitude, tu faisais partie de la masse dont il ne faut pas croiser le regard. Mais ce qui acheva de me rassurer pendant le jour fut que mes amis me voyaient toujours. Je ne parlai à personne de cet événement du miroir, et finis par me persuader que j'avais rêvé et par l'oublier. Devant le monde j'étais normale, j'étais quelqu'un. Devant le monde j'avais un visage.

Mais le soir tu dus te rendre de nouveau à cette épouvantable évidence : tu étais devenue invisible à toi-même. Tes parents t'avaient trouvée pâle. Le miroir ne te trouva pas.

Les jours se succédèrent sans que tu puisses encore une fois apercevoir ton reflet , même en guettant chaque vitrine, fenêtre ou surface lisse. Alors je commençai à douter des autres. Peut-être voulaient-ils te faire croire que tout était encore normal pour ne pas t'inquiéter ? Tu en vins à vouloir qu'ils te trompent, tous ces gens qui te voyaient mieux que toi. Tu leur demandas un matin, à tous séparément, quel visage tu avais. Leurs réponses te persuadèrent qu'ils mentaient bel et bien : d'après l'un tu avais le nez grec, d'après l'autre il était retroussé ; tes yeux étaient tantôt bruns, tantôt bleus, parfois tu portais des taches de rousseur, parfois une fossette au menton.

Elle réalisa alors qu'elle avait oublié le visage qu'elle avait l'habitude de considérer comme le sien auparavant, parce que chaque jour, ce qu'elle voyait dans la glace ressemblait à ce qu'elle y avait vu le jour précédent. Le soir venu elle scruta toutes ses vieilles photos, des photos d'identité, de famille, d'école. Mais sur toutes elle était floue, ses contours vagues évoquaient à peine une forme humaine. Qui croire désormais ? Lesquels des traits qu'on lui avait décrits étaient vraiment les siens ? Avaient-elles seulement déjà eu un visage à elles? Elles s'enfuirent. Longtemps elles errèrent dans la ville, entourées du rassurant œil des autres, qui eux, au moins, savaient.







15/04/2014
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