Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Le Refuge

 Dehors, tout a changé. Le sol pauvre et gris s'est couvert une herbe épaisse parsemée de milliers de petites ombelles blanches, brillantes de rosée, légères et irisées dans la lumière pastel. Les hauts murs de béton se sont abattus, d'eux il ne reste plus trace. A leur place s'épanouissent de grands pommiers en fleurs, aux branches desquelles sont suspendues d'innombrables clochettes qui scintillent et tintent, doucement bousculées par une brise légère emplie de parfums. De part en part glissent paresseusement quelques nappes de brume blanche où s'accrochent des rayons pour y tisser des bribes d'arcs-en-ciel.

 

Je n'en crois pas mes sens. Là où ne s'étendaient d'une longue et triste série de murailles et de barrières, un lieu sans perspective, sans ciel, sans espoir, désormais tout est devenu douceur, calme et volupté. Je laisse la porte de l'immeuble se refermer dans mon dos, sans même songer aux clés que j'ai laissées à l'intérieur. De toutes façons, l'immeuble lui-même disparaît aussi, dans une soudaine dépression qui provoque un grand courant d'air et un afflux de lumière qui me fait me retourner en sursautant un peu. J'assiste alors à l'éclosion magique d'une immense fougère arborescente, qui déroule lentement et majestueusement ses frondaisons vert tendre sous un éclatant soleil, s'épanouissant en corolles imbriquées et denses de feuillages dentelés. Je me trouve maintenant au beau milieu d'un paysage ondoyant, vallonné, de grasses prairies ombragées par des bouquets d'arbres et arrosées de nombreux ruisseaux serpentant entre les troncs et entre les collines. Bordés de roseaux et d'iris sauvages, des poissons et des grenouilles y sautent. Un concert infini de chants d'oiseaux s'élève dans le murmure du vent et les gargouillis de l'eau. Dans le lointain, se découpe une ligne de montagnes aux sommets couronnés d'une neige flamboyante au soleil. Le ciel est pâle et tendre, irisé d'ors, de roses et de mauves, et sur le fond de sa toile courent des nuages cotonneux ou effilés comme des ailes.

 

Jamais je n'ai été dans un si bel endroit. Je me sens si bien ici, que je me sens prise d'une euphorie aussi déraisonnable que cette incompréhensible téléportation. Pieds nus, en chemise de nuit, je me mets à courir follement dans l'herbe, à faire s'envoler tout autour de moi et sur mon sillage des ombelles de pissenlit, des centaines d'insectes ailés multicolores et de sauterelles affolées. Je m'étale en riant aux éclats et je dévale une pente en roulant, comme une toute petite fille. Je manque finir ma course dans l'eau transparente d'un ruisseau. Allongée sur le dos, l'oreille bercée, le cœur en paix, je plonge mes regards dans le profond du ciel. Juste au-dessus de moi, j'aperçois le croissant de la lune, comme un sourire en équilibre. Je tends celle de mes mains qui ne tremble pas, comme pour le toucher.

 

Et je le touche. Prise d'un tressaillement, je retire vivement mes doigts qui ne s'attendaient pas à un contact. Puis je lève à nouveau le bras, hésitante, jusqu'au petit croissant blanc. Du bout d'un index mal assuré, je caresse à nouveau cette surface lisse et froide, dure ; une sensation inédite. Sans comprendre, émerveillée, je tâte les bords du croissant, tranchants et pointus, bien aiguisés, froids comme la plus cruelle des lames. Puis j'explore, doucement, respectueusement, la partie plongée dans l'ombre et noyée dans le jour de ce monde étrange. Il est bien là, sous mes doigts, mais tout doux, tout velouté, presque imperceptible, fragile comme une bulle de savon. Moelleux. Je sens qu'en fermant le pouce et l'index en pince autour du croissant, je pourrais bien la décrocher, cette lune. Mais j'ai trop peur de l'abîmer. Alors je rabaisse le bras et laisse l'astre de la nuit se réfugier dans les hauteurs inaccessibles.

 

J'ai dû fermer les yeux quelques instants, ou davantage, car lorsque je me réveille, le soleil brille haut et fort. J'ai très chaud et je me sens bizarre, un peu sale. L'eau à mon côté m'appelle ; la perspective d'un bain dans cette onde cristalline me ravit, alors je me déshabille et je trempe un pied dans le ruisseau, en éclaireur. La fraîcheur me saisit, mais sur la chaleur et la soif qui m'empèsent, c'est un délice ! J'avance dans le courant, et le ruisseau se fait plus profond. Derrière moi gonfle un nuage rosé, qui s'estompe finalement. Plus j'avance, plus l'eau monte. De fines algues douces s'enroulent autour de mes jambes, et sous mes pieds, le sable est doux. Des bancs de petits poissons scintillent et virevoltent comme en vol, me picorant les doigts. Je plonge la tête sous l'eau, et me voilà entièrement avalée par le ruisseau – pas si ruisseau que cela, finalement ; c'est plutôt une rivière. Comment ai-je pu la croire si étroite ?

 

*

 

Le médecin passe une lampe devant les yeux hagards qui le fixent sans le voir.

 

« Elle réagit. Mais je ne saurais pas vous dire ce qui l'a emmenée aussi loin. On va l'embarquer à l'hôpital, mais je ne sais pas si on arrivera à vous la ravoir assez pour un interrogatoire. » En secouant la tête, il s'éloigne en direction de l'ambulance pour donner quelque directives. Deux brancardiers chargent le corps inerte le moins mort sur un brancard, le sanglent solidement en cas de nouvelle démence, puis enveloppent les deux autres, le grand et le petit, dans une housse opaque. Les relevés viennent d'être faits, mais le commissaire n'a pas besoin de ça pour comprendre le drame qui s'est joué ici, quelques heures plus tôt. Il soupire. On ne s'habitue jamais vraiment aux horreurs humaines. Pauvre gamine. Il sait déjà ce que les examens vont révéler. Des stigmates, des sévices. Peut-être bien depuis sa naissance. Combien d'année ? Une douzaine, quatorze peut-être ? Le petit... Son frère, sans doute. Ou son fils. Ou les deux... Il a grand besoin d'un verre, ou d'une bouteille, avant de rejoindre sa famille à lui, choyée, heureuse. Il a vraiment froid, tout d'un coup.

 

Au coin de la chambre blanche, capitonnée, une frêle silhouette aux yeux caves dévisage le vide. Elle n'a pas l'air triste. En fait, un léger sourire fait remonter les coins de sa bouche exsangue. Parfois pourtant, la petite chose est prise de tremblements, de spasmes, ses yeux bleus se révulsent et de sa poitrine creuse montent de terribles hurlements. Elle se jette contre les murs de sa prison molletonnée, les premières fois elle a failli tuer un infirmier, alors maintenant, elle vit en camisole, figée dans une étreinte solitaire quasi-permanente. On ne lésine pas sur les doses du traitement.

 

*

 

Je nage avec délices dans le courant frais et idéal ; mes yeux ouverts ne s'irritent pas, et ma peau nue est enveloppée par le fluide vital. Je nage bouche ouverte, pour me désaltérer. Je ne m'essouffle pas, ma progression est d'une facilité déconcertante. Immergée ainsi, envoûtée par mes sensations aquatiques, à l'affût des couleurs, des sons étrangement propagés, de la vie animale et végétale qui foisonne et prend mille couleurs, je perds la notion du temps. Je ne suis plus dans une rivière, mais dans un étang, un lac, une mer, un océan. Je ne sais plus. Il n'y a plus de limites, plus de berges depuis longtemps. Au-dessus de ma tête, la surface paraît bien loin. Mais je n'ai pas peur ; pourquoi m'inquiéterais-je ? Ici je suis si bien. Je ne crains ni la noyade, ni aucun danger, et s'il existe un lendemain, il n'a pas de pouvoir. Libre. Je suis libre.



27/11/2014
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