Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Diktat d'un instant - ou les sempiternelles et ennuyantes aventures d'une passagère du métro parisien

 « Suite à un accident grave de voyageur, le trafic est ralenti sur l'ensemble de la ligne 13 dans les deux sens. Je répète.... » Le message tournait en boucle dans la station, comme environ trois fois par semaine, surnageant au dessus du brouhaha d'un quai évidemment bondé. J'attendais très sagement mon métro, une épaule appuyée avec style et décontraction sur le plexiglas du garde-fou (équipement récent et ô combien efficace, qui s'il avait été généralement répandu nous aurait à coup sûr évité les désagréments d'un énième suicide par voie ferrée, mais qui subséquemment, vous aurait privé de cette note dont je devine qu'elle vous désopile déjà ; aussi, merci aux désespérés et aux maladroits de nous offrir à l'occasion, ces savoureuses chiffonnades de vie – je n'ose employer le terme, trop ambitieux, de tranche- ; j'en profite pour demander humblement pardon à mes lecteurs pour l'emploi de cynisme au sein de cette parenthèse).

Autour de moi, les flux de passagers circulaient avec effervescence et difficultés, chacun se frayant un passage entre le flux opposé et les agglomérats d'anonymes plus ou moins patients, plus ou moins lassés, et plus ou moins ennuyés, dont je me targuai de faire partie avec ingéniosité, puisque n'étant pas, comme certains de mes jugés stupides, mais pourtant semblables, restée debout au milieu du passage. (L'étrangeté de cette phrase tient dans la non-répétition -dont il se pourrait qu'elle soit syntaxiquement parfaitement incorrecte- du substantif « semblables » à la suite de l'adjectif assorti, par souci de légèreté. J'en vois certains rire mesquinement dans le fond, je les prie de cesser instamment ces sots toussotements, ou de quitter la salle afin de ne pas ralentir davantage le cours du récit).

Décrirai-je encore ce ballet si souvent observé aux heures de pointe, où les frottement de tant de pieds, le claquement de tant de talons, s'assortit au bourdonnement des conversations de groupe, téléphoniques voire solitaires, du grommellement intra-pilosité faciale à l'exclamation indiscrète, en passant par le rire haut perché de la greluche vingtenaire et le pleur nerveux de l'enfant de trois ans ? Par intermittence retentit, assourdissant, le grondement terrible du train entrant en gare, ou son jumeau inversé, celui du même véhicule s'élançant vers la station suivante, intercalant entre ses deux états l'effroyable grincement du frein chaud, suraigu, insupportable, mais néanmoins répété. Lorsque les portes s'ouvrent enfin, vomissant le flot classique de voyageurs froissés et moites, avant d'engloutir la fournée suivante, foule pressée par le temps qui, pour une meilleure cohérence spatio-temporelle, se comprime aussi dans le wagon, des employés en gilet orange fluo font la circulation et veillent à l'application des règles de courtoisie, avec formalisme, humour, animosité ou indifférence (et paf, je viens de vous la claquer, la description).

 

Or donc, j'étais là, à baguenauder benoîtement au milieu de ce grand tournoiement d'êtres humains, à attendre un métro ni trop plein, ni trop éloigné sur le plan temporel, et qui de surcroît se dirigeât vers la bonne station ; les deux que j'avais laissé filer quelques minutes plus tôt avaient raisonnablement débarrassé la file d'attente d'une partie de mes pairs, lorsque le sujet de ce billet fit son entrée sur scène. Qui était-ce donc ? Vous demandez-vous, intrigués par tant de mystère. Eh bien, vous répondrai-je, car j'aime me mêler des affaires des autres, il s'agissait de la hantise des passagers d'heure de pointe, un des pires personnages avec qui l'on puisse partager un train bondé en milieu de semaine, un soir de décembre où il fait moche et froid, et où vous êtes fatigué et convalescent, sinon malade. Des suggestions ? Oui mademoiselle ? ... Ah non, ça aurait pu effectivement, mais je ne parle pas d'un « mec bourré », comme vous dites. Quelqu'un d'autre ? Oui ? Non plus, non, pas un « mec qui pue », mais c'était bien vu. Ni une personne âgée... Mais on se rapproche. Bon, j'ai peut-être eu l'hyperbole facile ; celle qui s'arrêta béatement devant NOTRE porte, alors que nous avions déjà le demi-sourire satisfait des passagers assurés qu'ils vont voyager presque à l'aise, c'était une jeune mère, armée d'une énorme poussette-landeau. Vide. Et dépliée. Arborant un sourire franc et heureux (pas la poussette, la maman). Nos visages à nous, habitués de la porte (les habitudes se prennent vite aux heures de pointe, car le temps passe très lentement ; il suffit de partager ensemble deux métros trop pleins pour créer une sorte de fraternité tacite au sein du groupe de voyageurs patients), se fermèrent, nos lèvres se pincèrent civilement, nos regards se détournèrent. Cette maman n'était pas seule : l'accompagnaient un petit garçon sans doute âgé de trois ans (peut-être même celui dont j'évoquais poétiquement le sanglot quelques inepties plus haut) et un homme adulte dont nous avions toutes raisons de croire qu'il était le père du sus-désigné marmot. L'enfant tenait une jolie voiture rouge dans la main. Ils étaient tous les trois là, sur le quai, tels une gravure sainte, la femme appuyée sur sa poussette-déambulateur-tractopelle, l'homme tenant dans ses bras le charmant chérubin, lui-même encombré de son jouet rutilant. Le métro arriva, s'arrêtant au bon emplacement, ouvrant ses portes comme il se doit, et évacuant efficacement une satisfaisante multitude de passagers. Nous entrâmes donc à leur place, nous tassant progressivement les uns sur les autres, aidés en cela par le nécessaire véhicule princier -vide, je le rappelle- que je décrirai en quelques mots, comme un char d'assaut à quatre roues motrices, en tissu imperméable, nacelle une place et demie rembourrée, capote dépliante (et dépliée), amortisseurs tous-terrains, marchepied en acier chromé et double poignée recourbée en plastique thermoformé à triple fonction (poignée, accroche-bandoulières et brise-côtes). Véhicule qui commença d'ailleurs par se garer sur mon pied gauche, ce à quoi je remédiai illico par un habile déplacement dudit pied, évidemment suivi d'un rééquilibrage de l'ensemble de ma masse corporelle, entravant de ce fait la liberté de mouvement de mon voisin de gauche, qui en conséquence, se ramassa davantage dans l'encoignure entre le strapontin et la paroi du wagon, exploit d'autant plus remarquable que son embonpoint était spectaculaire. J'espère qu'il aura pu se dépêtrer de cette inconfortable situation une fois arrivé à destination. La jeune dame souriait toujours, inconsciente, la malheureuse, du problème logistique qu'engendrait son équipage. Son mari, qui portait le marmot, provoquait à-peu-près les même acrobaties de l'autre côté de la barre d'appui centrale.

 

Bref, nous partîmes. Le trajet serait long, mais finalement, étant donné que tout le monde semblait avoir trouvé une place à peu près stable, pas si pénible.

Enfin ça, c'est ce que je pensais. Deux arrêts plus loin, il devint évident que le père ne laisserait aucune nouvelle recrue venir renforcer nos troupes sans émettre d'indignés commentaires au sujet de l'indélicatesse de ces gens qui poussent pour entrer. C'est qu'il avait un bébé dans les bras, lui ! Arguait-il âprement, en ignorant superbement le tank-poussette à armature titane, que sa femme continuait à ne (bordel de merde) pas replier. Imperturbable, elle souriait à tout le monde, d'un air vaguement triomphant, vaguement étonné.

Nous étions donc tous en formation « famille de manchots empereurs » (rendons hommage au passage à ce magnifique représentant des espèces menacées par le réchauffement global), appliqués à ne pas croiser nos regards respectifs dans le souci de simuler de façon crédible l'éloignement psychique censé pallier à notre promiscuité physique, tous fatigués par une longue journée de harassant labeur, veillant à ne pas gêner davantage nos multiples voisins, lorsque le petit garçon, qui jusqu'ici, il serait indigne de ne pas le noter, avait été très sage, découvrit qu'il s'ennuyait, et se mit par conséquent en devoir d'y remédier. Il se trouvait justement qu'il avait cette jolie voiture rouge dans les mains. Voiture rouge qui se mit soudain à émettre, sur une gamme frisant l'ultrason, la fameuse mélodie du monde des poupées de Disneyland, vous savez, cette petite musique dont les paroles disent « it's a small world after all ». Nous fûmes tous passablement déconcertés par cet air connu et entêtant égrené en notes nasillardes parfaitement inaudibles, ne sachant trop comment réagir à cette agression extérieure, alors même que nous devions, par souci de civisme, conserver ce détachement, cette absence au monde extérieur, qui sauvait notre intimité en même temps que celle de nos concitoyens, et du fait de cette incertitude, ne réagissant pas. Nous continuâmes donc tous à regarder ailleurs en faisant comme si nous n'entendions rien.

 

Mais la petite musique s'acharnait, sans répit, en boucle, elle tournait au-dessus de nos têtes, et je suis prête à parier que l'ensemble des personnes présentes ne pensait qu'à elle, priant pour qu'elle s'arrête, pour que quelqu'un intervienne, patientant pour voir qui réagirait, et comment, ne souhaitant pas être cette personne qui oserait sortir de l'anonymat et briser la convention d'absence sociale. Une station. Deux. Trois... Et toujours cette musique. Je croisai alors le regard d'un de mes voisins, et comme il s'apprêtait à nous quitter, nous échangeâmes un sourire engendré par le comique absurde de la situation. Le diktat d'une petite famille probablement comme les autres sur le groupe social que constitue un wagon de métro à l'heure de pointe. Diktat qui fut enfin rompu par une passagère à bout de nerfs, dont la voix irritée mais cependant courtoise résonna comme un glas pour le carillon de la voiture rouge et son jeune propriétaire, et pour nous, aussi libératrice que la sonnerie de fin des cours pour un cancre.  



15/04/2014
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