Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

une liberté derrière chaque porte

Torpeur, chaleur d'un après midi bien trop estival. Fait trop chaud dans ce bureau, qui a éteint la clim ? Une fois de plus... Oh, et qu'est-ce qu'on peut s'emmerder ! Non mais sincèrement. J'ai jamais voulu faire tout ça, moi. Mes études, mes projets, ils ont servi à quoi ? Il faut bien vivre. Certes. Il faut BIEN vivre. Pourquoi cette phrase est-elle toujours dite sur le ton de la fatalité ? J'ai sommeil. Pas assez dormi, encore une fois. C'est l'heure de la sieste, en plus. Mais les soirées sont si courtes, à cause du temps de trajet. Rentrer, promener le chien, faire à bouffer, se poser deux heures, aller dormir. Se lever, promener le chien, déjeuner, s'habiller, prendre le train, travailler. Prendre le train. Métro-boulot-dodo, tout ce que j'aime ! Tout ce contre quoi j'ai voulu me battre pendant les années bénies où j'étais encore à l'école ou à la fac. 


Voilà un temps qu'il était bien ! Oui, bon, certes, on s'ennuyait aussi. Mais entre deux plages d'ennui il y avait des cours intéressants, de la stimulation intellectuelle, une belle bande de potes, et même parfois des stages et des voyages. Aux frais des parents, de l'Etat, aux frais de la princesse quoi. J'étais riche à l'époque, riche d'espoir, de rêves, de projets, un peu aussi. Riche d'apprendre et de retenir, riche de lire et d'écrire. Qu'est-ce qu'il me reste de tout ça, à part un goût amer de promesse non tenue ? Les études étaient sensées nous préparer pour l'avenir, la vie professionnelle.

 

Et puis en fin de compte on se rend compte qu'à côté de nos belles années d'insouciance et d'apprentissage, la vie adulte ne vaut pas tripette. Me voilà pauvre, et pauvre d'argent en sus. Du temps, je n'en ai plus, je suis fatiguée. J'en perds à la pelle dans ce bureau tout carré, tout petit, tout moche et tout nul. J'aime pas ce que je fais, ce que je fais ne sert à rien de bien important, mes collègues... Bof, ça va, mais c'est pas fusionnel, comme qui dirait. Et mon patron, aaaaah, mon patron. On en a tous un. Du moins, en majorité. Heureux ceux qui n'en ont !

 

Je pique du nez en remâchant mes aigreurs d'estomac. Si ça continue je vais me relever d'entre les morts à seize heures trente avec la moitié du clavier imprimée sur la gueule. Faut que je me bouge. Un petit café, allez, ça fera passer le chinois de midi. Pas terrible d'ailleurs. En général j'apprécie que mes aliments n'apprennent pas les bienfaits de la manifestation une fois ingurgités. Mornement, j'étouffe un renvoi. Tiens, en parlant de renvoi, voilà ma collègue. Elle s'en remet bien on dirait. Enfin, je la comprends, ça ne risque pas de lui manquer. En attendant, le patron s'applique à lui retirer le peu de nostalgie qu'elle pourrait éventuellement avoir mi-septembre, quand elle nous quittera pour un monde meilleur plein de petits agents incompétents du pôle emploi, de courriers de rappel en retard, de radiations arbitraires et d'erreurs de la banque en votre défaveur. Elle est quand même d'une humeur radieuse. Pas moi.

 

Combien de temps encore ? Combien de temps avant de trouver LE job de mes rêves ? D'avoir le temps, l'argent, et les idées tout à la fois ? La conjoncture idéale existe-t-elle ? Le café coule, noir et réconfortant, annihilant un morceau de sucre habilement disposé par mes soins au fond de la tasse. J'assiste avec une drôle de petite satisfaction au lent processus d'effondrement du bloc sur lui-même, et me vient à l'esprit que ça ferait une chouette analogie avec la machine politico-sociale. L'effondrement du système est-il une autre belle légende ? Ce serait sans doute un chouette truc, une vraie aventure humaine à vivre. J'imagine ça d'ici : la ville qui hurle, les banques, les commissariats, les ministères, les bureaux d'assureurs, les agences immobilier, tout qui flambe et croule et brûle. Le peuple excédé qui se soulève en une seule grande immense vague de destruction massive, et qui meurt par pelletés entières, qui meurt de s'être trop ennuyé, trop morfondu, trop entassé. Le gouvernement qui craque, l'armée qui se rebelle, les vautours qui prennent le pouvoir, les survivants qui fuient et se rebellent et tuent par bestialité déguisée en grands mots comme Liberté, Egalité ou Fraternité.

 

C'est ça que j'attends, peut-être. Une occasion de rompre avec le train-train confortable et étouffant d'une existence médiocre, de me révéler résistante, combattante, forte, de donner du sens à ma vie en la sacrifiant sur l'autel d'idéaux communs. Vachement désuet tout ça. Le sucre a fondu et rendu le café buvable. Il est pas formidable, lui non-plus. Quel désarroi. N'empêche, ce serait jouissif de balancer enfin des parpaings dans tous ces pare-brise narquois, d'éclater ces têtes honnies et inconnues, de détruire cette structure rigide et inhumaine d'énormité, de tout faire revenir à taille humaine. On doit se sentir tellement ensemble, tellement uni, quand on prend part à une révolte sanglante ! Ce n'est pas avec ça qu'on améliorera les choses, malgré tout. Mais soyons honnête, ça démange sévère. Tout détruire et recommencer sur les décombres.

 

Bon. C'est fort bien tout ça, mais ça ne fait pas avancer mon fichier. Tiens, qu'entends-je ? On m'appelle ?

Mais oui, c'est bien ça ! C'est le patron. Encore. Qu'est-ce qu'il me veut, celui-là, à la fin ? On peut pas rêver d'apocalypse tranquillement. Franchement, ce bureau, il est vraiment déprimant. Je comprends qu'il n'y soit jamais. Encore en train de gueuler. Et qu'est-ce que j'y peux, moi, si tu les as pas, tes financements ? De toutes façons cette boîte est mourante. Oui, bon, d'accord, je conçois que ça te fasse quelque chose. C'est pas drôle. Mais tu t'attendais à quoi ? Tu as vu le merdier que c'est, ici ? Non, bien sûr, tu n'as pas vu, t'es même pas foutu de te faire le café et d'envoyer tes mails tout seul. Oooooooh, eh ! Pas la peine de prendre tes grands airs avec moi. T'es mon patron, t'es pas mon père, et moi, je suis pas un souffre-douleur. Si tu m'appelles encore une seule fois « ma petite dame », c'est décidé, je me barre. Sans préavis, sans émoi, et sans te laisser mon travail.

 

Ok, tu l'auras voulu. Je tourne les talons. Oh, tu peux t'énerver, j'ai fermé les écoutilles. Je marche en flottant jusqu'à mon sinistre coin de mur, enfin, mon bureau. Soi-disant. Ma collègue a les yeux ronds. J'exulte très calmement. Un fichier, deux, trois... Tous les fichiers, hop, partis, poubelle. Corbeille, vidée. Ordinateur ? Eteint. Non, débranché. Oh, et puis non tiens. Hop. Ordinateur déploie ses ailes... Mh, pas bon aérodynamisme. Un grand silence envahit la pièce. Impressionnant le coup du vol plané, non ? Allez, comme si ça vous avait jamais démangé, faites pas cette tête là ! Croyez moi, j'ai bossé avec lui assez longtemps, il le méritait largement.

 

Pour la première fois, je m'amuse vraiment bien au bureau. Mais les murs ont terminé de m'écraser, j'en ai soupé de la vacuité, de la morosité, de la somnolence, de leur stress, de leur mauvaise humeur, de m'aplatir, d'être exploitée, de passer à côté de ma vie, toute petite, courte et fragile vie. C'est l'heure, à moi le monde ! Voyager à pied, par monts et par vaux ? Rencontrer l'humanité ? Partir élever et cultiver ma pitance au soleil des campagnes ? Connaître la rue ? Connaître la vie sauvage ? Oui, sans doute, tout ça et d'autres choses. Et si je meurs, ce sera les pieds nus et la tête pleine. Je vais chercher mon chien, bye bye, bonne chance et à jamais !

 

En un grand mouvement décidé, je prends la porte et ma liberté.  



18/07/2014
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