Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Huit Ans

Ne t'inquiète pas, ma chérie, maman est là. Huit ans maintenant que maman est toujours là, à tes côtés, pour consoler tes pleurs, tes douleurs et tes peurs, pour te soutenir et t'encourager, pour féliciter tes moindres progrès et te relever au pied de chaque obstacle trop haut.

 

L'attente de ta première assise, de tes premiers pas, de ton premier mot, de ta première dent. Oui, comme tous les parents, j'ai espéré tout cela, j'ai été impatiente, j'ai fait mon possible pour t'encourager, j'ai guetté les avancées vers davantage d'indépendance. Comme tout le monde.

 

Ô la joie, quand enfin tu as su te tenir droite ! L'exultation quand tu as prononcé ces deux syllabes au terme de tant d'efforts ! Ces réussites me laissaient espérer qu'avec le temps, tu deviennes une adulte suffisamment autonome pour vivre heureuse.

 

Huit ans que maman est là pour toi, mon ange. Mais qui est là pour maman ? Qui peut comprendre l'angoisse dans laquelle je vis, à te voir stagner, tellement loin de ce qu'une petite fille de huit ans devrait être, tellement loin d'être sortie d'affaire ? La culpabilité qui me ronge, de t'avoir mise au monde si abîmée, alors qu'il est déjà si cruel, sans pitié pour les pauvres gens et les innocents ? De t'avoir jetée, si fragile, en pâture au malheur ? Tes douleurs qui me hantent, que tous les médecins sont incapables de calmer ; les cauchemars qui nous tiennent éveillées durant de longues heures la nuit ; les embûches administratives, cet Etat sensé nous aider, qui ne fait que nous ignorer… Ta scolarité, si compromise, mais quel avenir y a-t-il pour toi, ma pauvre enfant ?

 

Je cherche désespérément des solutions. Je cherche une école adaptée à tes besoins et à tes capacités, une structure d'accueil non maltraitante, des activités épanouissantes pour toi, je te cherche une vie décente à la portée de notre bourse. Mais il n'y a rien, rien que moi, pour toi. Et je suis épuisée de ce combat, depuis huit ans. Quel avenir ce monde peut-il bien avoir à t'offrir ? Quelle place pourrais-tu bien être capable de te faire ? Mon quotidien est rempli de sombres questions qui ne trouvent pas de réponse. Demain est obscur.

 

Je ne t'ai pas donné la vie, ma puce. Je t'ai infligé la survie. Je rêvais pour toi d'un parcours difficile, mais beau, avec une heureuse issue, une famille, un métier, j'étais prête à me battre jusqu'au bout pour toi, et tu l'étais aussi, tu me l'as montré bien des fois. Mais voilà le bout, ma chérie. Voilà le bout, et tout est pareil. Je n'aurai pas assez du reste de mon existence pour te permettre de bien vivre la tienne. Je vis dans la terreur de ma mort, car une fois disparue, qu'adviendra-t-il de toi ?

 

Huit ans que je m'empêche de réfléchir, de faire face à cette évidence. Tu ne seras jamais l'être fort et heureux que j'avais imaginé. Ta vie ne sera jamais belle. Je sacrifierais la mienne avec joie, sans la moindre hésitation, si cela pouvait te permettre de t'accomplir. Je suis le seul être dans cet univers qui se préoccupe de toi, qui t'aime plus qu'elle même, et qui ferait n'importe quoi pour ton bien. Je sais que du haut de ton âge, tu le sais. Mais je le vois dans tes yeux bleuis, rougis, déjà si lourds et vieux ; ça ne servirait à rien. Les humains sont trop méchants, et le monde est trop dur.

 

Chut, là, c'est fini. Viens dans mes bras, blottis-toi contre mon ventre ; c'est là que tout a commencé, il faut bien fermer la boucle. Ne t'inquiète pas, ma chérie, ne pleure plus. Maman est là. Maman va te soigner. Bientôt, tu n'auras plus mal, tu n'auras plus peur. Je suis si fatiguée… Je t'aime tellement.



16/09/2015
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