Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

L'inconnue du train

Un soir en semaine. Quelque part dans le RER francilien. Les deux femmes sont assises côte à côte. Sont-elles amis, ou simplement collègues ? La première écoute la seconde avec compréhension. Elle a l'air revêche, cette dame fatiguée, et elle s'exclame beaucoup. Si elle touchait son héritage, elle, comme sa compagne vient manifestement de le faire, elle n'en partagerait pas une miette, ça non ! Maintenant, c'est tout pour elle. Elle annonce ça d'un ton sans réplique, comme une sentence, et aussi un peu comme on se jette dans un bain froid.

L'autre ne la contredit pas. Elle sait que cette expression farouche, que cette voix sèche et vibrante, ne sont pas pour elle. C'est une question de principe, reprend la plaignante. Celle qui l'écoute comprend bien qu'il ne s'agit pas de cette suffisance morale toute théorique dont peuvent faire preuve les jeunes âmes investies d'idéaux, mais ayant peu vécu. Elles ont passé cinquante ans. A cet âge-là, on sait reconnaître l'amertume de ceux qui se sont perdu en route et ne se retrouvent plus.

 

Ses enfants ont toujours tout reçu. Éducation, bien sûr, logement dans un beau pavillon, cadeaux à chaque noël, à chaque anniversaire, ordinateur, smartphone, argent de poche, il n'y a pas un désir, pas une sortie, pas même un voyage, qui leur ait été refusé faute de moyens. Toujours, ils ont été choyés, servis, protégés, et à la sueur de quel front ? Le sien, bien sûr. Ils n'ont jamais connu, eux, les fins de mois difficiles, les économies nécessaires et l'ascension sociale. Ils sont nés dans le confort que leurs parents leur ont construit, et ils ne connaissent pas la valeur des choses. Alors, c'est suffisant. L'argent qui lui revient de droit, elle ne le partagera pas.

 

On pense un instant qu'une fois ce refus catégorique énoncé, elle en a terminé. Mais non. Les vannes sont ouvertes, et son sac est bien rempli. Elle n'a pas souvent l'occasion de se confier, alors elle profite de ce trajet en train, dans ce temps suspendu, cet ailleurs qui n'est nulle part, pour enfin libérer sa parole contenue. Elle dit le poids de son sacrifice, ces enfants pourtant voulus, pourtant adorés, qui lui ont tant coûté. Bonne mère, elle leur a tout donné d'elle. Ils sont toujours passés avant ses propres envies. Mais le plus difficile, c'est que pour cela, personne ne l'a remerciée. Après tout, n'est-ce pas ce que toute femme est sensée faire dès qu'elle engendre ? Allons, quand on est maman, l'égoïsme n'est plus de mise, on le sait bien. C'est l'instinct qui veut qu'une mère se sacrifie à sa progéniture, et sans hésiter, encore. Et dans le fond, c'est bien ce qu'elle a fait, jusqu'à aujourd'hui.

 

Elle n'en a plus envie. On dirait qu'elle vient de se réveiller d'une longue catatonie, de regarder derrière elle tout le chemin parcouru, et se trouve catastrophée de réaliser que ce n'est pas du tout celui qu'elle aurait voulu. Et elle ne sait plus où elle est. En fait elle commence à se demander si elle sait encore qui elle est, quand elle n'est pas serveuse, cuisinière, femme de ménage, ou distributrice d'une monnaie que le reste de son existence est englouti à accumuler, jour après jour.

Et ses enfants, ses enfants.... Elle se sent en colère contre eux, ou contre elle-même, mais inquiète, aussi. Surtout. Que savent-ils de la vie, de ses difficultés ? Que leur a-t-elle appris, pendant toutes ces années ? Qu'il y aurait toujours quelqu'un pour les sortir des ennuis, et assumer le pragmatisme des choses à leur place ? Ils ont tous plus de vingt ans, l'aîné, qui en a 27, est encore chez elle. Il lui a ramené une jeune femme.

 

Oh, il sont adorables, elle le souligne bien. Mais quelle invasion ! Elle ne peut pas répéter assez qu'ils vivent dans Son Pavillon, et cette bru inopinée catalyse ses griefs. Elle ne fait rien pour aider à la maison. Elle a pris un chien, encore que, il faut bien le reconnaitre, on ne puisse pas lui reprocher de ne pas s'en occuper. Elle est au chômage, et pourtant ça ne l'empêche pas, avec son compagnon, de faire des frais pour préparer halloween. Vingt-sept ans. Elle n'en revient pas. Et son autre fils, blessé dans un accident, et contraint aux béquilles et à l'inactivité. Elle voudrait qu'il soit déjà guéri, refait à neuf, elle n'en peut plus de tout porter à bouts de bras, alors elle le pousse à accélérer sa rééducation. Elle sent bien dans le fond, que c'est injuste, mais supporter cet autre poids ? Et lui qui ne se rend compte de rien. Les vieilles habitudes ont le poil dur, et elle reste l'universelle préposée. Les pizza du vendredi ? Achetée par elle, avec son salaire. Chaque semaine. Six personnes. Tu te rends compte du prix que ça coûte ? Avec ça, elle pourrait s'offrir de bons restaurants ! D'ailleurs, ses enfants y vont, eux, au restaurant. Mais pas elle. Elle anticipe déjà sa journée de congé, qu'elle se voit passer dans cette maison qui n'est pas la sienne, bien qu'elle la possède et l'assume presque seule. Qu'elle doit partager, encore et encore, avec sa progéniture et cette jeune femme, et ce chien. En prenant sur elle, toujours.

 

Alors non, c'est fini, plus de partage. Tout ça va changer, elle va se mettre en colère une bonne fois pour toutes, et ils vont comprendre, enfin. Ils vont grandir. Assez de temps donné aux autres : à partir de maintenant, sa vie lui appartient.

 

Et son mari, dans tout ça ? Elle le mentionne, une fois. Un homme rempli de sa passion pour on ne sait quels engins motorisés. D'ailleurs, cette cagnotte qu'on avait rassemblée pour elle, à ses cinquante ans, et qui devait leur servir à partir en voyage ? C'est lui qui l'a utilisé. Il y a des passe-temps qui coûtent cher. Dans ce roman pointilliste, il est le détail devenu insignifiant, l'homme devenu inconnu qu'elle ne pense plus qu'à quitter. Perdu dans ses propres amours mécaniques, il semble à des éons de comprendre sur quelle corde raide il avance.

 

Puis, comme une vague qui s'épuise et reflue soudain vers le large, la litanie s'arrête. La bulle autour des deux femmes s'évide, arrondie de silence, puis éclate. Que répondre à ce trop-plein qui vient de s'épancher pendant un bon quart d'heure, ininterrompu ? Rien. Une sympathie impuissante et compréhensive circule de l'une à l'autre, que sa propre vindicte a rendue muette. Peut-être ignorait-elle même jusqu'à cet instant qu'elle portait en elle une telle détresse.

Le train s'arrête, lui aussi à bout de souffle, comme s'il n'avait avancé que poussé par les mots. Elle a atteint sa destination quotidienne. Les deux femmes se saluent en descendant sur le quai gris, et s'évaporent bientôt dans l'air du temps. Je passe le reste du trajet à songer à la détresse bien ordinaire dont je viens d'être témoin, et je me demande quelle suite aura cette histoire. Mettra-t-elle ses menaces de tempête à exécution, pour son propre salut, et pour rompre enfin le cordon qui l'enchaîne à ses enfants, à son mari ? Ou bien remettra-t-elle sagement son costume de mère parfaite, un peu soulagée de s'être confiée ce soir ? Retroussera-t-elle ses manches une fois de plus, parce qu'il le faut bien, sinon qui s'en chargera ?

Peut-être qu'un beau jour, puisque rien n'aura changé, mais que le temps, lui, n'attend jamais personne, elle décidera de ne pas s'arrêter à sa station, et de suivre le train vers un inconnu qui n'appartiendra qu'à elle. Sa propre destination, au-delà d'une halte qui n'a que trop duré.



01/11/2016
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