Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Laissée pour compte

 La femme en uniforme qui me faisait face, installée à sa guérite de gardienne, me regardait avec des yeux exorbités, manifestement ébahie par ce qu'elle voyait.

« Vous… Quoi ? » me demanda-t-elle alors que je m'interrogeais sérieusement sur sa sobriété.

« Je viens voir Charles Méliès », répétai-je patiemment. Puis, comme un nouveau silence s'installait, résonnant très fort dans l'espace qui me séparait de mon interlocutrice : « Est-ce que ça pose un problème ? »

Elle continua de me fixer stupidement pendant plusieurs interminables secondes, puis au moment où je m'apprêtais, agacée et gênée, à lui rappeler mon existence en tant qu'être humain, et non en tant que simple extraterrestre, elle s'anima enfin.

« C'est que je n'ai jamais vu personne venir en visite ici… Je ne sais pas trop si…. Qui avez-vous dit vouloir voir ? »

Excédée, je lui répondis un peu moins que courtoisement. Cette femme était complètement idiote, en plus d'être incompétente !

 

On m'avait récemment reparlé de Charles, monsieur Méliès, un ancien professeur des écoles que j'avais connu enfant, et à qui ma famille devait une fière chandelle. Bien sûr, j'avais grandi et ma route s'était éloignée de lui, tout naturellement, comme il arrive entre un élève et ses enseignants. Mais désormais adulte, je voulais lui faire part de ma reconnaissance pour cette période difficile où il avait été un pilier. C'était devenu un vieil homme, logé, m'avait-on dit, à la maison de retraite « Les Orchidées » quelque part dans le Gers, et qui ne recevait plus beaucoup de visite. Je comprenais maintenant mieux pourquoi, si tous les visiteurs étaient reçus comme moi !

 

« Bon, euh, patientez ici, je vais me renseigner. Surtout, ne bougez pas, attendez moi ! » Et la gardienne disparut, me lançant un vague sourire d'excuse. Incroyable. Ravalant mon indignation, j'observai les Orchidées. Drôle de nom, pour un drôle d'endroit. C'était un genre de longue propriété bâtie au sommet d'une colline, mais masquée depuis la route en contrebas par un bois dense. Elle était ceinte de hautes murailles. Je me demandais si c'était pour empêcher les intrusions, ou pour dissuader les pensionnaires de prendre le large. Le parc, désert, était vaste mais d'aspect négligé : la pelouse était mitée de mousse, les haies hirsutes ne donnaient plus qu'une vague idée de ce qu'avait pu être leur rectitude originelle, et les herbes envahissaient les allées de gravier. Ma voiture était la seule garée sur le petit parking qui encadrait le large portail de fer noir et endommagé devant lequel on me faisait attendre. La loge était construite dans le mur et n'ouvrait sur l'extérieur que par une fenêtre de service, et une étroite porte côté parc.

L'attendre ici sans bouger ? J'étais à mille lieues d'en avoir la moindre envie. Je n'allais pas passer mon après-midi sur ce parking à désespérer qu'une incapable trouve un sursaut de bon sens ! J'amorçai une retraite vers ma voiture, puis je me ravisai. Si tous les visiteurs faisaient pareil, pas étonnant que les anciens se sentent seuls ! Je n'allais pas abandonner. Sans compter que je venais de faire plus de deux heures de route, pour la plupart en rase campagne, avant d'arriver enfin aux Orchidées, et je m'étais perdue plusieurs fois sur le trajet. Non.

 

Je fis demi-tour et saisis résolument la poignée du portail. A ma grande surprise, le battant s'ouvrit en grinçant, semant une fine pluie de miettes de rouille. Il n'était même pas verrouillé. Pourquoi faire tant de manières si on ne prenait même pas la peine de fermer à clé ? Décidément , la gestion de cet établissement n'avait aucune cohérence. J'espérais que les pensionnaires étaient mieux traités que les visiteurs, et avec davantage de bon sens.

Je traversai le parc et gravis le perron. Mais arrivée devant la porte d'entrée principale, je fus prise d'une soudaine et bizarre appréhension. La façade de pierre grise et le lourd battant presque noir semblaient se pencher sur moi et me toiser avec sévérité. Je mis ce sentiment sur le compte de l'énervement. Cette porte-ci ne fit pas davantage de difficultés que la précédente.

 

Le hall était assez lumineux et vaste, et totalement désert. Le bureau qui jouxtait un grand escalier moquetté -une horreur- était vide, à l'exception d'un gros cahier fermé et, constatai-je en m'approchant, assez poussiéreux. Il était intitulé « Entrées et Sorties, 2010- ». La date de clôture n'était pas indiquée, j'en conclus qu'il devait s'agir du répertoire en cours. Je l'ouvris et le feuilletai lentement. En effet, des noms étaient annotés aux lettres correspondant à leurs initiales, et des dates (d'entrée aux Orchidées, supposai-je) et des numéros de chambre leur étaient apposées. Certains noms étaient flanquées d'une croix noire. Pour ceux-là, il y avait deux dates.

Je cherchai à la lettre « M », guettant Charles Méliès. Il était bien là, entré le 15 juin 2012. Pas de croix devant son nom. Avant de refermer le répertoire, mon œil fut accroché par la dernière ligne de la page. « Jeanne Morin, 19 janvier 2014 - chambre n° 97 ». Plus d'un an auparavant. Curieuse, j'explorai le reste du répertoire.

Je ne trouvai aucune date, d'entrée ou de sortie, postérieure à Mars 2014. Manifestement, on avait cessé de le remplir à cette période, mais pour quelle raison ? «Les « Orchidées » étaient-elles sur la voie de la fermeture définitive ? Cela expliquerait l'état du parc -et de ce hall à la propreté douteuse, maintenant que j'y prêtais attention- et les problèmes avec les employés. Tout de même, ce n'était pas normal ! J'étais de plus en plus inquiète pour Charles, et commençai à me demander ce que je ferais s'il n'était pas bien traité. Pourrais-je l'héberger quelques temps chez moi, jusqu'à ce qu'on lui trouve une meilleure structure d'accueil ? Je ne lui connaissais pas de famille.

 

Pour le moment, il me fallait trouver sa chambre, la numéro 111, et quelque chose -peut-être l'absence totale de fléchage ou d'indications, à moins que ce ne soit plutôt la taille impressionnante du lieu- me faisait penser que ça n'allait pas être du gâteau.

 

Le hall donnait sur deux couloirs, l'un à gauche, l'autre à droite, et à côté du grand escalier installé au fond de la pièce se trouvaient des ascenseurs. Supposant que la chambre 111 se trouverait au premier étage, j'appuyais sur le bouton d'appel. En pure perte ; je ne fus même pas surprise de constater la panne. Résignée, je m'engageais dans l'escalier, laissant sur la moquette sale des traces de pas. Curieusement, il n'y en avait pas d'autre, comme si j'étais la première personne depuis longtemps à monter ces marches.

Après un coude à mi-pallier, je débouchai face à une porte coupe-feu rabattue. Je la poussai, mais contre toute attente, elle résista. Je n'y comprenais rien, et je me demandai si c'était bien l'établissement que je cherchais. On avait peut-être fermé ces locaux et déménagé les pensionnaires ailleurs ? Oui, ce serait logique. C'était certainement la bonne explication ! Je n'avais qu'à trouver la nouvelle adresse. Peut-être que je trouverais des indices dans les tiroirs du bureau, ou que j'avais loupé quelque chose en bas, ou à l'entrée. Pas étonnant que la gardienne ne m'ait pas laissée entrer, si elle surveillait un bâtiment désaffecté ! C'était même surprenant que je n'aie pas essuyé un refus plus direct. Je fis demi-tour et redescendis l'escalier plus vite que je ne l'avais gravi.

 

De retour au bureau, je l'examinai avec plus d'attention, et trouvai effectivement deux grands tiroirs fermés. Dans le fond du second gisait une clé plate, argentée, passée dans une longue ficelle. Je la pris, et en me baissant, mes yeux accrochèrent quelque chose, coincé derrière le bureau. Je poussai le meuble, et dégageai du coin une enveloppe non ouverte. Je la décachetai. C'était une sommation d'huissier.

Ma découverte me ragaillardit : mon hypothèse se confirmait, j'étais entrée dans le mauvais bâtiment ! Mais maintenant que je savais cela, je n'avais plus envie de partir tout de suite. Cette grande demeure aiguisait ma curiosité, j'avais envie de voir ce que cachaient ces murs. J'aurais bien le temps demain pour une autre visite à Charles ! Et puis cette petite clé, je me demandais quelle porte elle pouvait bien ouvrir…

 

Au hasard, je décidai de commencer mon exploration par le couloir de droite. Mauvaise pioche : celui-ci aussi était barré par un coupe-feu après quelques mètres. Celui de gauche, en revanche, continuait sans obstruction. Je m'y engageai et le suivis, ouvrant les portes que je rencontrai, et qui donnaient sur des pièces vides ou encore meublées d'une chaise, d'un bureau individuel ou d'un sommier vide. Je pris quelques photos, jouant avec la lumière un peu rasante de l'après-midi qui s'étirait. Quelques vues du parc étaient intéressantes, dans le genre glauque, mais la visite était plutôt redondante et je finis par me lasser. Je m'étais laissée absorber par ma chasse aux images et le temps avait filé, mais maintenant que je ne faisais rien de plus que marcher dans ce couloir, il me semblait bien trop long. L'inquiétude revient se glisser entre mes côtes, je me retournai pour estimer la longueur du trajet parcouru.

 

Le couloir s'étirait derrière moi comme à l'infini. Les fenêtres se succédaient d'un côté, les portes de l'autre, et je ne voyais plus du tout le hall. Comment cela était-il possible ? Est-ce que j'avais tourné sans m'en rendre compte, emportée par mes photos ? Ce n'était pas impossible, après tout. Je ne voyais de toutes façons aucune autre explication. Mais ce couloir était vraiment plus long que prévu. Je décidai de retourner à la voiture, soudain mal à l'aise. Rebroussant chemin, je notai mes pas dans la poussière du sol et reconnus les pièces et les détails que j'avais photographiés à l'aller. Cela me rassura un peu. Puis je vis cette porte, que je n'avais pas vue à l'aller. Toute simple, peinte en blanc, elle n'attirait pas l'attention ; mais je la remarquai, et je notai la présence de la serrure. C'était la première qui en était munie.

 

Que pouvait-il bien y avoir là-derrière ? Quelque chose me disait que je n'étais pas sensée être ici à me poser la question, et que si on avait laissé cette pièce verrouillée, il y avait bien une raison. Et à vrai dire, la perspective de trouver enfin un endroit qui ne soit pas presque vide me séduisait encore plus que celle de rentrer chez moi. Je me sentais comme dans un jeu de piste, une chasse au trésor, et j'avais le sentiment de toucher au but. Et puis, avoir trouvé cette clé mais ne pas l'utiliser, c'était une insulte à la curiosité humaine ! Consciente de braver un interdit, et appréhendant un peu, je sortis la petite clé de ma poche et l'enfonçai dans la serrure. Elle s'inséra tout naturellement, et tourna sans résistance, dans un cliquetis satisfaisant. Puis la porte s'ouvrit en silence.

 

A l'intérieur de la pièce carrée dans laquelle j'entrai, les lumières étaient allumées, et régnait un véritable capharnaüm. Des étagères tapissaient les murs, couvertes de dossiers, de cahiers et d'empilements savants de papiers. Une armoire bancale, entrouverte, semblait pleine à ras bord de paquets de stylos, de cartons, de boites de conserve, de vaisselle jetable et ainsi de suite, tandis que le sol disparaissait presque par endroits sous des piles bigarrées échappant à toute analyse de contenu. Il y avait une cafetière fumante posée sur un coin de table, des paquets de biscuits vides s'enfuyaient d'une corbeille à papier débordée, et une veste de femme était pendue à une patère. Surprise, je pensai à fuir, comme une petite fille prise avec la main dans la boîte à bonbons, mais je me ravisai. J'allais pouvoir demander la nouvelle adresse des Orchidées à la personne qui se trouvait là.

 

« Ohé, il y a quelqu'un ? »

 

J'appelai en vain dans le couloir, deux fois, puis comme personne ne répondait, je retournai dans la pièce habitée, pour constater qu'elle disposait d'une autre issue, à moitié cachée par un impressionnant ficus mort. J'avançai à travers le bureau, me frayant une piste, mais avant que j'aie pu y arriver, la porte du fond s'ouvrit, presque à la volée, et quelqu'un fit irruption dans la pièce. C'était une petite femme maigre et au visage fatigué, échevelée, mais qui arborait un sourire de véritable joie en me regardant. Sans me laisser le temps d'en placer une, elle m 'accueillit d'une vigoureuse poignée de main : « Bonjour madame ! Bienvenue aux Orchidées ! Je suis heu-reuse de vous voir, les visites sont plutôt rares ici ! Oh, navrée pour le désordre, je suis un peu débordée ces temps-ci, je n'ai pas eu une seconde à moi depuis au moins un siècle ! Mais dites moi plutôt ce qui vous amène, vous savez, on ne reçoit plus beaucoup ici, depuis la fermeture du site ! Voulez-vous un café ? 

- Euh… Non, non merci, c'est gentil mais…

- Ah, parfait ! Venez avec moi, j'ai du travail vous comprenez, à leur âge, impossible de les laisser seuls ! »

 

Et elle m'entraîna, me tenant toujours fermement par la main, sans me laisser le loisir de poser les questions qui me brûlaient les lèvres ni de répondre à celle qu'elle m'avait posée. Je songeai à résister, mais l'enthousiasme de cette femme était tel que j'y renonçai pour le moment. Je prendrais congé une fois qu'elle serait calmée.

Je fus guidée - »traînée » serait plus exact- à travers plusieurs couloirs aveugles, tous éclairés, mais dans un état déplorable de délabrement. A voir les tapisseries décollées, les taches d'humidité sur les plafonds, les portes écaillées et les sols inégaux, je comprenais pourquoi le site avait été fermé.

« Dites moi, demandai-je à ma pilote, si la maison de retraite a fermé, pourquoi travaillez-vous encore là ? Il y a toujours des pensionnaires ?

- Oui, quelques uns. Vous savez, c'est difficile de déménager autant de monde à la fois, et puis il faut trouver les hébergements de remplacement, ce n'est pas évident ! Et voilà, nous y sommes presque !»

Je sentais à nouveau l'indignation et l'inquiétude me gagner, mais la réponse que je m'apprêtais à formuler me resta dans la gorge, se muant en un maigre hoquet, tant la puanteur qui me saisit soudain était insupportable. L'hôtesse venait de nous engouffrer dans un vaste patio peuplé de vieillards en robes de chambre, avachis dans des canapés défoncés ou des fauteuils roulants, ou se déplaçant péniblement, appuyés sur des béquilles et des déambulateurs. L'air vicié sentait les vêtements rances, les toilettes publiques et le wagon de métro, et ces remugles humains se mélangeaient à des fumets de réfectoire bas de gamme. Le répugnant parfum qui en résultait me souleva le cœur. Ahurie, je voulus me tourner vers l'employée qui m'avait amenée ici, mais elle m'avait lâché la main et s'éloignait en hâte, me lançant un « Je reviens tout de suite, j'ai à faire au réfectoire ! Ne vous inquiétez pas, ils ne sont pas méchants ! » et me plantant là.

 

Personne ne semblait me prêter particulièrement attention. Certains groupes discutaient à mi-voix, mais l'essentiel des regards étaient tournés vers une télévision mal réglée qui diffusait de la publicité. Je m'approchai d'un homme installé dans un fauteuil décati, qui semblait assez alerte et avait tourné la tête vers moi, comme dans l'expectative.

« Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger, je cherches Charles Méliès, vous le connaissez ? »

 

Mais il ne me répondit pas. Il continua seulement de me considérer avec concentration, comme s'il essayait de se rappeler une chose qu'il aurait voulu me dire.

« Monsieur ? Charles Méliès, ça ne vous dit rien ? »

Il ne cilla même pas. L'intensité de son regard me fit brûler les joues, et je reculai en bafouillant un « ça ne fait rien, bonne après-midi ! », quand il se leva avec une vivacité inattendue, en s'exclamant : « JOSETTE ! », ce qui me fit bondir de deux bons mètres. Il avança vers moi et me serra les mains dans les siennes, sans cesser de s'écrier :  « C'est Josette, Mathilde ! Elle est revenue ! C'est notre bonne Josette ! Ah ça, elle n'a pas changé, c'est bien Josette ! Josette ! »

Je sentais ses mains sèches et rugueuses trembler autour des miennes, et m'étreindre avec conviction. Sa voix tremblait, mais d'émotion, et ses yeux brillaient trop. J'ignorais qui était Josette, mais je me sentis vraiment triste pour cet homme qui se trompait.

« Je suis désolée, monsieur, mais je ne suis pas Josette.

- Aaaaah, Josette, ma chère Josette ! Comme je suis content ! »

Il n'écoutait pas un mot de ce que je lui disais, tout à sa joie des retrouvailles. Puis, aussi vite qu'il s'était éclairé, une ombre s'installa sur son visage. Ses yeux se plissèrent, soudain soupçonneux, et il repoussa mes mains qu'il serrait avec enthousiasme la seconde précédente. « Vous ! Vous n'êtes pas Josette… Qui êtes-vous ? Où est-elle ? Qu'est-ce que vous lui avez fait ? » Plus il parlait, plus ses questions devenaient pressantes, agressives, et son expression se transformait visiblement, comme quand un orage vient d'un coup obscurcir un lumineux ciel d'été. J'eus soudain peur. Se pouvait-il qu'il aille jusqu'à me frapper ?

« Ecoutez... »

Inutile de le raisonner, il était manifestement en plein délire.

« Josette va bien, elle va venir bientôt. Je vais la chercher ? 

- Oh, non, ne vous fatiguez pas, je sais bien qu'elle est… Ma pauvre Josette ! Ne mentez pas, je sais bien qu'elle est morte ! Oh ! »

Et comme il était passé de la joie à la colère, il sauta de la colère au chagrin. Un immense, insoutenable et impérissable chagrin. L'homme paraissait maintenant dix fois plus vieux que deux minutes auparavant. Il retomba dans son fauteuil, voûté, accablé, et ferma les yeux. Deux grosses larmes silencieuses roulèrent sur ses joues émaciées et disparurent dans les profonds sillons tombants de sa bouche close.

 

Une boule dans la gorge, je le laissai à son deuil, impuissante. Autour de moi, les pensionnaires n'avaient pas réagi à la scène. Ils étaient toujours absorbés dans la contemplation de l'écran cathodique antédiluvien, sur lequel s'agitaient vainement les personnages de quelque série rediffusée qui était déjà vieille quand j'étais enfant, ou plongés dans d'impénétrables conciliabules, quand ils n'étaient pas en mouvement. Mais la plupart de ceux qui marchaient ne semblaient pas avoir de but particulier ; en errance, ils tournaient en rond, ou suivaient des trajets tortueux d'un point à un autre, s'arrêtaient, l'air perdu, regardaient autour d'eux en cherchant quelque chose, puis repartaient avant de recommencer le même manège, mécaniquement. De tout ce lieu se dégageait un intense sentiment de misère humaine, de déchéance, de tristesse et d'abandon ; la nausée réapparut. Qui s'occupait de ces gens ? Il n'y avait quand même pas qu'une seule auxiliaire ? On avait pas réellement laissé tout ce monde ici dans un bâtiment désaffecté ?

 

« Dites moi, sauriez-vous où se trouve le réfectoire ? Mes amis que voici et moi-même sommes affamés ! » Un petit rire distingué et cristallin assortit la question qu'une très vieille petite femme me posait. Elle était à la tête d'un petit groupe dépenaillé qui la suivaient comme des enfants timides, et portait une énorme paire de lunettes à monture dorée.

« Euh, je crois que c'est par là…

- Vous croyez ? Ahlala, quelle étourdie je fais ! Je n'arrête pas de me perdre, ici, c'est tellement grand ! » Encore ce petit rire désinvolte, mi-excuse mi-indulgence, qui ponctuait ses phrases. Puis, avec un sourire aussi désarmant qu'édenté : « Verriez-vous un inconvénient à nous y accompagner?Ce serait plus sûr ! 

- C'est que je suis une simple visiteuse, et je ne… » Bah, et puis quoi ? Le réfectoire n'était sans doute pas loin, et je savais dans quelle direction le chercher. Je n'allais pas laisser ces petits vieux se perdre encore dans les mornes couloirs de l'hospice. Et puis, peut-être que je retrouverais ma guide. Ou la chambre 111.

« Suivez-moi. »

 

Effectivement, le restaurant n'était qu'à deux pas. Quelques chaises étaient occupées, et je retrouvai l'employée des Orchidée, occupée à nourrir à la cuiller une silhouette cassée en deux, agitée d'un tremblement perceptible même de là où je me tenais. Autant ne pas la déranger dans sa tâche. Mon groupe s'installa autour d'une table ronde et la petite femme à lunettes me remercia chaleureusement.

« Oh, mon petit », m'interpella-t-elle sur le ton de qui vient de se rappeler quelque chose d'important, « pourriez-vous aller en cuisine et dire à René de venir nous servir ? Mes vieilles jambes ne me portent plus comme avant ! 

- J'y vais tout de suite », lui assurai-je, et en effet, j'y allai, car qui aurait agi autrement ?

La cuisine était dans un état cataclysmique. Je n'avais jamais vu un lieu aussi sale et sens dessus-dessous. Mais les fourneaux chauffaient, et une grand-mère obèse était occupée à touiller le contenu d'une grande marmite, non sans des airs d'ogresse. Je lui demandai si elle était bien Renée.

« René ? Ah mais, ça, est-ce que j'ai une tête à m'appeler René, sotte ! Qui est-ce qui m'a fichu une stupide pareille ? René est mort depuis deux ans ! Et qu'est-ce que que tu lui veux à René, d'abord ? »

Sans me démonter -je commençai à me douter que je ne trouverais personne de vraiment sain d'esprit ici, et j'appréhendai le moment où je trouverais Charles- je lui expliquai qu'on m'avait envoyé chercher à manger pour une tablée.

« Tiens, prend donc ça, ça sort du feu, et n'te brûle pas, hein ! Ah, ces jeunes. Sont plus bons à rien… Et n'dis pas merci, surtout ! C'est pas possible une telle incorrection... »

Renonçant à me demander si le déjeuner avait beaucoup de retard, ou si on dînait vraiment tôt dans cet établissement, je me dépêchai de prendre le plat et la poudre d'escampette, laissant la cuisinière à ses vociférations. Il s'agissait d'une sorte de sauté de viande, que je supposai être de la dinde ou du porc, vaguement coloré d'une épice orange. Quand j'approchai de la table, la dame à lunettes me lança un long regard surpris, comme si elle ne m'avait pas envoyée chercher la nourriture deux minutes plus tôt.

« Merci ma petite, mais nous venons de manger !

- Comment ? Mais non madame, je viens de vous installer à cette table ! Vous ne vous rappelez pas de moi ?

- Ah ? Vous… Vous êtes sûre ? » Elle paraissait désorientée et confuse.

« Je ne sais plus… Je crois que j'ai déjà pris mon dîner.

- Votre dîner ? Mais il n'est pas encore six heures… Ecoutez, mangez donc un peu, vos amis ont l'air d'avoir très faim. » C'était vrai : tous avaient les yeux rivés sur la viande, comme s'ils n'en avaient pas vu depuis des jours. Je remplis d'autorité toutes les assiettes -puisque j'étais là pour le service, autant le faire jusqu'au bout- et restai un peu afin de m'assurer qu'ils mangeaient. La plupart se jetèrent sur la nourriture et engloutirent leur repas en un clin d'oeil, mais mon interlocutrice se contenta de les regarder faire, sans toucher à ses couverts.

« Non, je n'ai vraiment pas très faim, je crois bien que j'ai déjà pris mon dîner, aujourd'hui. Vous savez, ici, beaucoup de gens n'ont plus toute leur tête. Alors ceux qui sont encore alertes -enfin, dans les limites imposées par leur âge, vous comprenez ! (elle rit), prennent soin de ceux qui sont moins bien. Il faut que j'aille chercher les autres, vous m'excuserez. Oh, non, Agnès ! »

En s'écriant, elle repoussa sa chaise avec précipitation et serait tombée si je ne l'avais pas soutenue. Les autres vieux de la tablée, qui piquaient du nez dans leurs assiettes vides, sursautèrent violemment. Quelqu'un fit tomber son verre.

 

« Oh non, Agnès ! Ne mange pas ça, enfin ! Oh,lala… » Grand-mère Lunettes était catastrophée. Je regardai par dessus mon épaule pour comprendre l'objet de son désarroi, et j'avisai la dénommée Agnès occupée à couper son sauté de dinde – ou de porc- avec acharnement, et apparemment beaucoup de mal. Ce fut seulement quand elle enfourna un gros morceau et se mit à mastiquer difficilement que je compris le problème : la viande était crue. Je me détournai pour ne pas vomir.

 

« Excusez-moi pour l'attente ! Je n'ai pas été trop longue j'espère ? »

C'était ma guide. Elle souriait, mais maintenant que la surprise et la joie de recevoir une visiteuse était retombée, je lus clairement la fatigue dans les ombres qui cernaient ses yeux et creusaient sa figure.

« Alors, dites moi, qu'est-ce qui vous amène ?

- Je suis venue voir Charle Méliès. Vous le connaissez ?

- Mh, ça me dit quelque chose, mais vous savez, je suis toute seule ici pour m'occuper de tout le monde, alors on a pas souvent l'occasion de discuter….

- Il occupait la chambre 111 quand quelqu'un tenait encore le répertoire à l'accueil.

- Oh, bien. Je vous conduis, dans ce cas. »

Elle me prit par le bras et m'escorta hors du réfectoire, puis de la salle commune, et m'entraîna à nouveau à travers le dédale des couloirs. Tandis que nous marchions, je pus enfin lui poser les questions qui me taraudaient.

- Alors, vous êtes… Vraiment seule pour tous ces gens ? Et eux, ils sont… Personne ne vient jamais ? On vous a vraiment abandonnés là, tous ?

- Oui. Oh, ça ne devait pas durer bien longtemps, deux ou trois jours, quelque chose comme ça. Et puis, vous savez ce que c'est, l'administration…. Les jours se sont changés en semaines, puis en mois. Je n'ai plus reçu de nouvelles depuis, oh, je ne sais pas… Une éternité sans doute. Je suis bien trop occupée ici avec mes pensionnaires pour avoir l'occasion d'affronter les répondeurs automatiques, les services postaux et les horaires des fonctionnaires. D'ailleurs, j'ai perdu la clé pour sortir. La seule raison pour laquelle nous sommes tous encore en vie, c'est parce qu'il y a de gros congélateurs et de grandes réserves de gâteaux secs. Et puis, les vieux ont un petit appétit… ça nous aide aussi.

- Mais c'est… Affreux ! Il faut avertir quelqu'un, la police, les services sociaux !

- Les services sociaux ont bien assez à faire avec les enfants, ils ne se déplacent pas pour nous. Et puis, nous sommes déjà presque des services sociaux. Et quand bien même je voudrais appeler à l'aide, vous pensez qu'on me croirait, si je disais à la police que je suis coincée ici depuis… Je ne sais pas, deux ans, avec cent quatre vieux dont aucun n'est porté disparu ? La plupart n'ont plus de famille, les autres… Eh bien, je crois que la famille s'accommode bien de ne pas les avoir dans les pattes.

- On vous a laissé tomber comme ça… On vous a enfermé ici pour que vous y mouriez ?

- Oh, moi non ; j'ai choisi de rester. La situation est terrible ici, et je ne peux pas tout arranger, je sais que quoi que je fasse, ce sera toujours un drame. Mais ce serait pire si je partais, non ? Donc je reste, et je crois qu'on m'a tout simplement oubliée. Ou qu'on pense que je les oublie, ou que je suis tombée folle, je ne sais pas. En tous cas, les vrais laissés-pour-compte, ce sont eux. Les vieux. Voilà votre chambre. »

 

Nous nous arrêtâmes devant la porte n°111. Assommée par tout ce que j'avais vu et entendu au cours de l'après-midi, presque persuadée, pour tout dire, que j'étais en fait en train de faire un étrange cauchemar, je me sentais emplie d'un vide abyssal. Ma tête était pleine de coton, mes oreilles bourdonnaient. J'ouvris la porte.

D'après la puanteur de la pièce et l'état du lit sur lequel on devinait encore la forme d'un corps, Charles était mort depuis longtemps.

 

« Je suis tellement fatiguée… Vous ne resteriez pas quelques jours ? Juste le temps que je me repose un peu...» Elle me souriait avec dans les yeux un mélange de détresse et de regret, un regard qui tout à la fois suppliait et voulait s'excuser.

 

« Juste quelques jours, je suppose… Bien sûr, oui… »

 

De son poing serré pendait, au bout d'une ficelle, une petite clé plate.  



28/03/2015
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