Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Le coffre ouvert

 Les abysses. Monde de silence et d'ombre, sans fond ni surface, monde caché, domaine des mystères. Voilà ma demeure, et la pieuvre est muette. Blessée et inquiète, elle n'avait qu'une obsession : ce coffre scellé, qu'elle gardait farouchement. Rien n'aurait dû venir soulever ce couvercle et laisser s'échapper le secret qui s'y couche.

 

Et pourtant, elle l'a fait. Elle seule, elle en est venue à tourner la clé dans la serrure enrouée, à faire pivoter le lourd rabat sur ses gonds capricieux, et à libérer la parole. La pieuvre a tout dit, dans le profond de ses abîmes. Bien sûr c'était d'une voix mal assurée, trébuchante. Les céphalopodes sont en général de piètres orateurs. Et s'il avait fallu, en plus de se dédire et de briser les règles, revenir par le menu sur tout ce temps coulé, elle n'aurait simplement pas su comment faire.

 

Elle n'aurait pas pu, de sa bouche neuve, raconter ses coupables joies en demi-teintes, tiraillée entre la perfection des instants partagés et la crainte terrible, sans cesse repoussée, d'être seule à faillir ; la façon dont elle se complaisait à laisser ses désirs embellir la réalité, ses vaines espérances et tous ces rêves qui revenaient la nuit.

 

Elle n'aurait pas pu non plus dire sa peur d'être abandonnée à l'immensité des océans froids qui l'emplissent, ou pire encore, d'avoir toujours été seule, en fin de compte, à rêver dans ses abysses. Elle qui avait si bien fixé les limites, voilà bien longtemps qu'elle les avait outrepassées et les voulait détruites, abattues, tout en se déchirant d'avoir de telles pensées.

 

Alors elle gardait tout, bien caché dans sa tanière. Mais voilà qu'épuisée par un nouveau remous qui devait la renvoyer brutalement à de glaciaux rivages, la pieuvre a laissé s'ouvrir le coffre, et se répandre le trésor, prête à recevoir le dernier coup, à voir ses espoirs arrachés à ses cœurs, et une réalité redoutée la rattraper.

 

Mais rien de cela ne s'est produit. Pas de nouvelles blessures, pas de cruels démentis. Pas de fracassants drames ni de passions concassées. Au lieu de ces maux, elle a reçu des douceurs, des gouttes de miel un peu fort, un peu amer, mais plus enivrants que l'alcool. Et ses espoirs, plus que jamais, brûlent. Pourtant, la peur n'est pas partie. Que traduisent les mots qu'elle a reçus en désordre, comment les comprendre ? Quelle place accorde-t-on à une pieuvre apprivoisée qui ne peut pas s'empêcher de vouloir laisser toujours ses tentacules s'enrouler autour de vous, amoureusement, mais timidement ? Comment ne pas craindre d'agacer, d'étouffer, de mal dire ou mal faire, et de se faire couper un ou deux bras par un plongeur soudain saisi de panique ?

 

La pieuvre voudrait bien être une sirène, ne pas avoir tant de bras, ne pas avoir tant de cœurs, savoir mieux aimer et pouvoir atteindre les rivages humains, plutôt qu'un animal timide et maladroit, qui ne vit qu'à l'écart des ports et des bateaux.  



30/11/2014
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