Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

les Voleurs de Planètes

 S'il avait su qu'un jour il en serait là ! Après toutes ces années de misère, à en chier pour gagner sa croûte, les mains dans le cambouis H24, sans trêve ni repos comme ils disent... Pete étendit ses jambes épaisses au dessus du vide séparant le bord du bureau de son fauteuil ergonomique, qui grinça à peine. Portant ses regards sur ses escarpins flambant neufs, insolemment croisés sur une pile de dossiers, il s'accorda le loisir, croisant les mains derrière sa large nuque, de surjouer le personnage important qu'il était devenu, à force de lutte acharnée contre ses congénères aux dents longues. Il se plaisait à s'imaginer ainsi, féroce vainqueur à mâchoire de requin se dressant sur les débris de ses victimes et de leurs pièges. Le contrat Wallfeld, l'affaire Genna qui avait failli lui coûter sa carrière, au moment même où il prenait enfin son envol, et Johanson, ce fils de pute... Son premier grand ennemi, sa première grande victoire.

 

Tout avait commencé au Brésil, trois ans plus tôt. Du haut de ses trente ans, il n'avait jamais quitté Coventry, et s'enlisait dans une petite routine merdique de pompiste dans une station service plus ou moins paumée à l'entrée de la « ville ». Et puis, un petit miracle se produisit, en la personne de sa dernière aïeule, Margarett, qui décéda, laissant l'ensemble de ses possessions en héritage à son seul descendant encore en vie (en réalité, elle avait renié son fils, le père de Pete, le jour où ce dernier lui avait annoncé qu'il quittait sa femme pour une Noire. Pete, par esprit de famille, avait soutenu les deux femmes de sa vie d'alors contre son géniteur. Depuis, ce dernier n'était pas réapparu). Il vendit alors la maison et profita des fonds obtenus pour démissionner et partir du côté de Belo Horizonte, au Brésil, sur des terres arables nouvellement défrichées, avec la ferme intention d'y devenir un magnat du soja ou de l'huile de palme et d'y faire fortune. Mais il n'était pas parti seul : Johanson était avec lui, en tant qu'associé. Johanson, son ami de toujours. La bonne blague !

 

Et voilà qu'après des années passées à baigner dans l'essence pour une paye à faire mourir de rire un coréen, ils se retrouvèrent à mariner dans le pétrole. La future plantation se trouvait pile au-dessus d'une belle nappe -l'expertise révéla qu'elle pourrait fournir du carburant à l'ensemble du pays pendant plus de deux siècles sans trop se fatiguer- ; l'or noir... Jamais ils n'en avaient même rêvé, c'était tellement démodé... Et pourtant, ça c'était bien produit !

Il était prêt à partager, lui. Oh oui, il aurait tout fait alors, pour ses amis. Mais il avait surpris cet enfoiré de Johanson en train de falsifier l'acte de propriété du terrain, de tout mettre à son nom, le petit salaud ! Il allait tout lui prendre, et lui resterait comme un con, sur la paille, et bon pour retourner servir ces messieurs-dames à la pompe ! Non, c'était sa faute, il n'aurait pas dû le trahir, on encule pas impunément Pete Newman. Là-bas les médecins sont compréhensifs : ce soir-là, Johanson mourut d'une crise cardiaque foudroyante.

 

Ce fut le début d'une longue série de placements judicieux, d'investissements, et pour la première fois Pete goûta à la prospérité. Une main d’œuvre bon marché pour une denrée qui se faisait plus que trop rare, un peu de détournement, quelques pots de vin, et son affaire commença à tourner rondement. Il s'enrichit, et signa pendant un bel après midi du mois d'août, le contrat Wallfeld qui allait le propulser au sommet de la réussite, deux escarpins sur un bureau, en le rendant propriétaire du plus gros gisement d'énergie fossile que le monde aie porté, découvert tout récemment au Groënland. L'investissement de départ avait été conséquent, il avait fallu fragiliser puis briser le sol gelé à grands renforts d'explosifs et de procédés technologiques auxquels il ne comprenait rien, et n'attachait d'ailleurs aucune espèce d'importance. Mais les trois puis d'extraction avaient fini par être installés, et fonctionnaient à plein régime. La société de carburant Newcity supplanta des petites marques, les phagocyta, puis s'attaqua à plus grand, les réserves épuisées de ses concurrents principaux accélérant d'autant le processus. Il devint connu, voire très connu. Et le contrat Wallfeld s'ébruita mystérieusement. Les médias en firent leurs choux gras, les associations de défense de l'environnement le conspuèrent, assaillirent le service communication, manifestèrent autour du Siège Social, et se regroupèrent contre Newcity et son président pour porter plainte. A leur tête se trouvait Genna Viskay, activiste complètement fêlée, à son avis, qui aurait mieux fait de s'acheter une vie plutôt que s'évertuer à détruire la sienne. Tous ces écolos l'exaspéraient. Au début. Mais ils finirent par l'inquiéter, spécialement lorsqu'il reçut sa première convocation au tribunal pour fraude et crime contre l'environnement, sévèrement réprimé par l'ensemble des gouvernements des pays civilisés, inquiets de voir s'accentuer leur fameux réchauffement climatique qui tuait les pingouins et asséchait les cours d'eau.

Il engagea l'avocat le plus réputé, arrosa autant de membres de la Cour qu'il le put, et s'assura de solides appuis de grands industriels qu'il tenait par les couilles (US Airwaves lui fut en l'occurrence d'un grand secours). Et il gagna le procès, retournant la plainte de Genna contre elle, l'accusant d'avoir fourni de fausses preuves (le contrat Wallfeld n'avait jamais existé, cela avait été brillamment démontré). A cette heure elle devait encore regretter amèrement de s'être dressée contre lui, au fond de sa prison.

 

Il poussa un soupir de satisfaction, fier de lui, de sa carrière, de son génie qui l'avait fait jouer de main de maître toutes les cartes que le destin lui avait mises entre les mains. Il était riche, immensément... A millions. Bientôt il serait milliardaire. Il se demanda ce qu'il ferait de tout cet argent chèrement gagné et si mérité. Voyons... réaliser un rêve de gosse, voilà qui avait du sens, non ? Quelle plus belle façon de mettre à profit sa réussite que de satisfaire l'enfant frustré, l'enfant rêveur, qu'il avait été ?

Qu'avait-il voulu ?

Il se troubla un instant ; cela faisait tellement longtemps qu'il n'y avait plus songé, il peinait à se souvenir. Mais bientôt il se rasséréna : aller dans l'espace, visiter d'autres planètes et rencontrer des extraterrestres. Voilà ce qui avait occupé ses longues heures de jeu et ses projets de vie, lorsqu'il avait huit ans. Bon, pour les extraterrestres il faudrait certainement repasser, mais pourquoi pas s'offrir une planète ? L'argent n'était plus un problème, et là où l'argent n'est pas un problème, rien n'en est un. Si ça lui chantait il pourrait même s'offrir le système solaire entier ! Mars en premier, et puis la Lune, et Vénus. Et Saturne, avec ses anneaux. Et Jupiter, et... les autres. Il lui en manquait toujours, comme les rois mages, ça... Le téléphone sonna. Il décrocha d'un geste ample et nonchalant, et calant le combiné entre sa tête et son épaule, répondit de sa voix la plus virile et digne : « Pete Newman j'écoute. »

La voix tremblante de son secrétaire général lui parvint, hésitante et vibrante d'une pression inhabituelle.

« Patron, j'ai besoin de vous voir, je peux monter tout de suite ? C'est urgent.

  • Allons Jacob, détendez-vous voyons ! Montez donc, j'ai un peu de temps libre.

  • J'arrive tout de suite. »

 

Pete raccrocha le téléphone, vaguement anxieux, et se rassit dans une position conventionnelle. Quelques instants plus tard, Jacob entrait, un pc portable sous le bras.

« Patron, j'ai ici quelque chose que vous devriez voir... » Il ouvrit la machine, la déverrouilla, et l'écran s'alluma sur une fenêtre youtube. Depuis Sopa / Pipa le site n'était plus guère utilisé, pourtant régulièrement, une vidéo intéressante passait au travers des mailles réglementaires et parvenait à faire le buzz avant d'être supprimée. Jacob lança la vidéo, et Pete put observer un immense incendie. Il considéra avec un intérêt limité le gigantesque brasier dégager ses fumées noires, pendant les deux minutes que durait la vidéo. Puis Jacob lui en montra une seconde, à peu près identique.

« Et alors ? C'est un barbecue géant qui vous met dans cet état ?

  • Attendez, regardez celle-ci maintenant... »

 

La troisième vidéo montrait un visage bien connu de Pete, un visage féminin, volontaire et animé d'une étrange expression, une sorte de jubilation. La femme débitait un long discours où il était question de purifier par le feu, de répondre à la violence par la violence, de couper le mal à la racine... Genna Viskay.

 

« Patron... ce sont nos puits qui sont en train de brûler. 

  • Merci Jacob, vous pouvez disposer. »

 

Jacob reprit l'ordinateur et sortit du bureau, d'un pas précipité. Dès qu'il se fut éloigné dans l'escalier, Pete re-décrocha son téléphone d'un geste fébrile, et appela les services de pompiers de Belo Horizonte, puis la caserne groënlandaise privée qu'il avait fallu installer sur place pour des raisons de sécurité. On était déjà aux prises avec les flammes, mais alimenté qu'il était par de telles quantités de carburant, on avait presque aucun espoir de sauver quoi que ce soit. Les lieux avaient été évacués, et le coût des réparations serait d'ores et déjà quasiment égal au coût d'investissement.

Sans matière première à vendre, l'immense structure dont il avait la charge ne tiendrait pas longtemps. Ils lui avaient volé ses planètes.  



15/04/2014
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 6 autres membres