Le Champ des Clefs

 Ce soir j'ai perdu ma bague. On a cherché partout, je me suis repassée toute la journée mentalement, sans réussir à trouver le moment où je l'avais retirée, ni depuis quand je ne la portais plus. J'ai repensé à tous les moments où elle aurait pu tomber discrètement, et je l'ai crue perdue à jamais au fond des poubelles de l'immeuble, dans un fossé ou au doigt d'une inconnue. Et puis j'ai fini par la retrouver par terre dans un coin du salon (ne me demandez pas comment elle a pu arriver là).

En vingt minutes, je suis donc passée par une gamme émotionnelle que l'on peut résumer ainsi : surprise glaçante et sursaut cardiaque ; anxiété fébrile ; découragement ; désarroi ; chagrin ; soulagement ; joie immodérée. En la retrouvant, j'ai sauté au cou de mon homme et j'ai dû me raisonner pour ne pas pleurer stupidement. Passé ce débordement passionnel je me suis interrogée sur ce qui avait provoqué un tel déchaînement en moi.

Certes, c'est une bien belle bague, qui a un certain prix, voire un prix certain. Mais en tant que professionnelle de la distraction, j'ai déjà à mon actif quelques beaux trophées d'égarement, dont tout de même, une voiture, que j'ai crue volée (et qui n'était en fait, que garée particulièrement loin. Ah, la belle ville d'Asnières sur Seine). J'avais alors ressenti de la frustration, de la crainte et pas mal d'énervement, mais nulle tristesse pour cette pauvre Fiat Punto qui nous sert si fidèlement. Exit donc l'hypothèse de la valeur marchande de l'objet.

Reste la charge sentimentale et symbolique de cette bague. Il ne s'agit pas d'un bijou de famille : elle a moins d'un an. Et pourtant... C'est mon alliance, le symbole d'un noyau familial que nous avons créé à deux.

Lorsque je pense à cette alliance, lorsque je la touche, que je la regarde, je me souviens du jour de notre mariage. Je me rappelle de la joie, de l'émotion, des vœux échangés comme nos anneaux. Je pense à mon compagnon de route, à la réciprocité et à la durabilité de notre engagement, notre défi. Et c'est ce talisman de tant d'années à venir que j'aurais jeté aux vents.

Alors c'est vrai, je n'ai pas besoin de symboles pour me rappeler toutes ces choses si importantes, ou pour penser à mon homme. Mais cela n'en demeure pas moins : en perdant mon alliance, ce n'est pas un peu d'or et deux éclats de diamant que j'ai failli pleurer, mais le poids en souvenirs, en espoirs et en valeurs qu'elle porte. Il ne se passe pas un jour sans que j'y jette un œil. Cela s'estompera peut-être avec le temps, mais brusquement cet incident m'a fait réaliser combien j'attache d'importance à certaines choses matérielles, parce qu'elles se font les phylactères de ma mémoire et de mon identité, qui sont mes véritables possessions.