Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Après le linge

Après le linge, c’est la vaisselle. Toujours un truc urgent à faire, dans cette maison… Lucie est déprimée. Pour une fois, elle aurait bien aimé garder son jour de repos pour se reposer. Edouard n’a pas ce genre de cas de conscience, lui. Son premier réflexe quand il rentre en fin d’après-midi : se poser devant le pc. Elle ne sait pas si elle admire cette capacité à se considérer prioritaire sur le reste, ou si ça l’énerve. Probablement les deux, parce qu’elle-même en serait complètement incapable. Elle n’y peut rien, le bordel, ça la stresse, et s’il y a une chose qu’elle a en horreur, c’est de devoir vivre dans un lieu sale et qui pue. Elle soupire en s’attaquant à la cocotte dont le fond a brûlé. Il faut gratter, en plus…

C’est là que l’appel retentit.

 

Aruni se concentre sur son souffle, les mouvements de ses articulations, de son corps en plein effort, son pas élastique sur le sol un peu moelleux du parc. Ne penser à rien, juste être cette mécanique organique, c’est ça qui lui plaît. Soudain, quelque chose explose dans sa tête, efface son souffle et les battements de son cœur à ses oreilles. C’est comme plonger dans un torrent.

Un courant colossal l’emporte, et Aruni doit suivre impérativement, en toute impuissance.

 

Le téléphone n’arrête pas de sonner, aujourd’hui, c’est infernal. A peine raccroché, il faut décrocher. Saluer la clientèle mécontente, écouter, rester courtois. Sasha en a ras le cul. Mais il faut bien manger. Alors il répond, encore et encore. C’est quoi cette fois ? Un abonnement à résilier. Il vous faudra patienter jusqu’à la fin du contrat en cours, puis remplir le formulaire disponible sur notre site et nous l’envoyer sous quinzaine. J’en ai bien conscience monsieur, mais c’est la procédure. Lâche moi mec, c’est pas moi qui ai rédigé ce foutu contrat, et puis il fallait lire jusqu’au bout avant de signer. En aparté, bien sûr. Au bout du fil ça écume de rage, jusqu’au moment où…

Le combiné rebondit contre le pied du bureau, abandonné sans un mot de plus, tandis que Sasha quitte le bureau, comme l’ensemble de ses collègues, et toute la hiérarchie ne tarde pas à envahir l’escalier, dans le silence le plus total.

 

Percy est fier de lui. Pour fêter la signature, il desserre un peu sa cravate et décide de s’offrir le café. Pas le temps de descendre, il se contentera de la machine où lui et sa team prennent leurs pauses quotidiennes. En réalité, il cherche surtout un public à qui raconter ses récents exploits commerciaux. Personne en vue pour l’instant, dommage. Il est prêt à attendre un peu. Gobelet neuf, sucrette, touillette, pour une piécette. Luxe du vite servi, luxe du jetable, luxe de pouvoir ne pas y penser. Percy emporte son café avec lui dans l’escalier.

Bientôt, entouré d’un public grandissant, il n’a plus rien à dire.

 

Chen et Li Mei se jaugent du regard, tout entiers à leur lutte de pouvoir. Ils tiennent chacun une poignée de la petite poussette, dans laquelle gît un poupon. C’est Chen qui l’a habillé, c’est Li Mei qui a décidé qu’on partirait en promenade. Mais Maintenant, c’est la guerre. Chen n’est pas prêt à partager la garde, il ne lâchera pas sa poignée. Li Mei sait pourtant que c’est à son tour de jouer, elle ne se laissera pas injustement dépouiller. Les enfants se jaugent, tirent un peu, chaque seconde les approche d’une sanglante issue. Indifférente, la poupée reste immobile.

Elle est bientôt la seule à régner sur la cour de récréation, enjeu oublié d’un affrontement capital.

 

L’école se vide, déversant sur le trottoir son contenu de petits élèves. Çà et là, une silhouette plus haute émerge de la marée enfantine. Les rues se remplissent pêle-mêle, tous uniformes, tous âges, toutes identités, ensemble poussés par la même force contre laquelle on ne lutte pas.

 

Des semaines que le silence est tombé sur le monde. Médias, magasins, services, plus rien ne fonctionne hormis le strict nécessaire. Pourtant tout fourmille d’une activité sans précédent. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité, et personne ne prend ne serait-ce qu’une minute pour consigner les faits. L’ouvrage avance bien : on entasse tous les déchets dans des points de collecte régulièrement disposés, on fait des chaînes d’acheminement. Tout véhicule fonctionnel est réquisitionné pour la suite du parcours. On plonge dans les cours d’eau, les lacs et les océans. On remonte des filets entiers d’ordures. On drague des îles composées uniquement de plastiques abandonnés.

Dans les villes, l’activité n’est pas moins grande. On cuisine des rations de survie, on fait tourner les centres de traitement des déchets, on gère les décharges, on déballe soigneusement tous les aliments, on vide chaque machine de ses dosettes, chaque self de ses couverts jetables. On a démantelé en première urgence toutes les usines de production de bouteilles en plastique, de papier cellophane et de jouets pour kermesses.  Personne n’a plus d’autre priorité que la tâche en cours, et chacun sait une chose : il n’y aura plus de repos tant que chaque recoin n’aura pas été débarrassé du moindre résidu de pétrole fossilisé. Après les déchets, ce seront les carburants. Après les objets, ce seront les molécules. Après le retraitement, ce sera le confinement. Après les dégâts vient la réparation, et après la révolution industrielle, ce sera la révolution verte. Nette, absolue et sans le moindre écart. C’est le Mot d’Ordre. Le Verbe sera suivi à la lettre.

 

De nouveau assis à son bureau, D. soupire de soulagement et trempe les lèvres dans la mousse. Il était moins une… C’est la dernière fois qu’iel laisse tourner le bordel sans surveillance, décidément. On ne peut pas les laisser se débrouiller tous seuls dix minutes.



21/06/2019
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