Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

le ménage

“Je vous en prie, entrez ! Ne faites pas attention au désordre, ma femme est absente, je suis un peu débordé..”

Débordé, oui, il l’est. Je passe outre l’agacement que m’inspire sa phrase -après tout, c’est son manque d’autonomie qui me rémunère- et suis mon client à travers un couloir encombré, jusqu’au salon où il me dégage une chaise. Je l’observe pendant qu’il plie maladroitement un pull douteux puis le dépose avec soin sur un accoudoir du canapé, en une parodie de rangement.

 

“Bah, vous ferez ça mieux que moi de toutes façons.” Ses yeux se plissent avec humour tandis qu’il s’asseoit en face de moi. Difficile d’estimer son âge, mais il ne doit pas avoir plus de quarante ans. Un monsieur Toutlemonde dans toute sa splendeur, qui m’explique rapidement que comme son épouse n’est pas là et que ça risque de durer un moment, il préfère m’engager pour faire son ménage.

“C’est qu’elle est tombée malade, et comme elle est à l’hôpital… Je me retrouve un peu perdu avec tout ça !”

Tout ça, c’est l’appartement, un trois pièces dont j’ai désormais la responsabilité, me dit-il un peu solennellement, en me remettant les clefs. Je ne sais pas si il entend me faire honneur, ou s’il s’agit d’humour. Dans  le doute, je souris poliment. “On peut visiter ? J’aurais aussi besoin de savoir où vous rangez les fournitures et les produits d’entretien.”

“Ah, eh bien, fiigurez-vous que je ne sais pas ! ça doit être dans un des placards de la salle de bains, vous n’aurez qu’à fouiller. Ou bien apporter les vôtres, comme ça vous aurez l’habitude.” Je veux répliquer, mais il m’entraîne faire le tour de son “palais”, pas perturbé.

 

Il y a déjà un grand placard dans la cuisine, dans lequel il m’indique que l’aspirateur est rangé. Ce sera toujours ça de moins à chercher, je me dis.

 

Il me montre ensuite rapidement la chambre ; comme toujours à ces moments, j’ai davantage conscience du poids de la bombe lacrymo dans ma poche. Mais nous demeurons dans l’encadrement de la porte, à contempler un lit défait aux couvertures tire-bouchonnées, comme à la dérive au milieu d’un océan de vêtements, de magazines et de divers éléments.

Marrant ce qu’une pièce en désordre peut inspirer de sentiments. Le contexte est capital. Dans mon métier, on en croise, des chambres en bordel, chacune dans son style, chacune véhiculant sa propre atmosphère. En général, le bazar de ma clientèle me laisse indifférente. J’ai devant les yeux le filtre de la profession. Le mien me semble toujours plus tolérable, composé d’objets familiers, et créé de ma main, au jour le jour. Celui de mes proches a quelque chose de touchant, comme une preuve de confiance, et un témoignage vivant des êtres chers.

Celui-ci en revanche, me met mal à l’aise. Il est trop cru, trop dense, vaguement malodorant, et l’homme qui se tient à côté de moi ne me laisse pas porter mon masque de pro. Il tient à se montrer chaleureux. Il veut copiner, bien que je n’en aie pas la moindre envie. Voilà qu’il m’annonce que je serai l’unique privilégiée autorisée à pénétrer dans cet ultime domaine, et l’autodérision contenue dans son propos sonne faux. Peut-être que lui non plus n’est pas tellement à l’aise de laisser une inconnue intervenir sur son territoire.

Mais il préfère encore cela.

 

Il va pour me montrer la salle d’eau, mais s’arrête soudain devant la deuxième chambre, comme foudroyé. “Ah oui, voilà la chambre de ma fille. J’avais oublié.” Elle est peuplée de poupées, de peluches, aux murs roses et aux draps fleuris. Surprise par son étourderie, je ne retiens pas une question :

“Elle n’est pas là ?”

Il hésite, puis me répond. “Oh, si, mais je n’ai pas eu le temps de m’en occuper avant que vous arriviez.”

Je ne sais pas comment interpréter sa réponse. Mais il n’épilogue pas et me fait terminer rapidement la visite de l’appartement. Il n’a plus l’air désireux d’être aussi chaleureux, et il me pousse presque vers la sortie. Mais il y a tout à coup une pile de glace dans mon estomac. Pourquoi faut-il que j’en aie le coeur net ?
En un regard, nous nous comprenons. Il ne s’oppose pas. Sans un mot, je me dirige vers le placard de la cuisine, l’homme sur mes talons.

 

J’ouvre la porte. Derrière, il y a un enfant, avec des yeux immenses et liquides. On dirait deux gouttes de lait dans la pénombre. La candeur de sa face est gâchée par une grande ecchymose violacée, jaune et pourpre, qui fleurit sur sa peau marbrée. Un bouquet sur une tombe.

 

Avec un sourire contrit sur un air d’excuse, l’homme derrière moi dit :

“Elle a glissé en jouant, elle s’est cognée contre le coin de la table. Je lui avais dit de faire attention mais vous savez comme les petites filles peuvent être maladroites... Je ne savais pas quoi en faire. Enfin bref, on a tous un squelette dans le placard, pas vrai ?”



28/02/2019
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