Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

les Mondes Parallèles - une Simple Anecdote

 Tout le monde s'est endormi et la maison est silencieuse quand il rentre. Le chat, l'apercevant, se précipite à l'extérieur avant que la porte ne se referme mais il ne le remarque pas. Il n'est pas très sûr de l'heure qu'il est et les échos de sa longue soirée s'estompent peu à peu dans les brumes de l'alcool. Il titube sous le poids de la solitude, inexplicable mais si lourde, si lourde... Il va pour monter l'escalier, mais renonce. Trop compliqué. Il vaut mieux fuir le lit froissé, la mère de ses enfants qu'il ne manquera pas de réveiller, et qui lui tournera ostensiblement le dos, sans rien dire.

 

Elle se réveille au bruit de la porte qui s'ouvre, puis se referme. Elle a soif. Il lui faut pourtant quelques minutes pour réussir à affronter le froid nocturne. Silencieusement, elle se glisse enfin hors des draps et se dépêche de traverser le couloir jusqu'à la salle de bains. Elle grimpe sur le tabouret et s'applique, encore ensommeillée, à remplir le gobelet, puis à le vider.

Au rez-de-chaussée, son père en fait autant.

 

Il y a de la lumière en bas. Le bruit de la télé. Réveillée, curieuse, elle descend l'escalier en s'agrippant à la rambarde. Elle a rêvé qu'elle le descendait en volant. Elle adore rêver qu'elle vole !

Elle hésite derrière la porte du salon. Faut-il entrer ? Est-ce que Maman est encore réveillée ? Ou bien devrait-elle plutôt retourner se coucher, face au risque de se faire gronder par Papa ? La poignée est trop haute mais le battant est entrouvert. Elle peut apercevoir l'écran qui se reflète dans le miroir au-dessus du buffet. Couleurs vives, de la musique... Elle entre. C'est Papa.

Silencieuse, elle attend l'orage.

 

« Bah alors ma puce, toi non plus tu n'arrives pas à dormir ? »

Ouf, il n'est pas en colère, cette fois ! Mise en confiance, elle s'avance.

« J'ai rêvé que je volais. 

  • Ah, c'est bien ça ! Viens, on fait un câlin. »

Elle monte sur le canapé, et se blottit contre le ventre immense de son père, qui se soulève et s'affaisse lentement et régulièrement, au rythme de sa respiration. Elle, posée sur lui, monte et descend au même rythme, c'est rigolo. Il a une odeur familière, réconfortante, maintenant qu'elle ne craint plus un accès de colère. Mais il est un peu bizarre. Confusément, elle doit se dire qu'il a l'air triste.

 

L'alcool ne lui a pas enlevé son instinct paternel. Il se sait mauvais père, mais l'un n'empêche pas l'autre. Il a entendu les petits pas de loup, il a senti le souffle de la porte s'ouvrant, et même dû réprimer un sourire quand il l'a vue plantée au milieu du salon, toute petite, avec ses joues pleines, son ventre rebondi et son pyjama un peu trop grand. Il s'est attendu au rituel « j'arrive pas à dormir » proféré d'une voix lamentable, l'a anticipé, pour ne pas avoir à s'en agacer. Il est plus doux quand il a bu. Plus perspicace, aussi. Du moins en est-il persuadé. Il prend sa fille avec lui sur le canapé. Elle s'installe et s'abîme dans la contemplation de l'écran allumé. Il change de chaîne avant la fin de la publicité, et regarde la petite. Elle ressemble à sa mère. Il se sent soudain subjugué par une tristesse accablante, multifactorielle, irrépressible. C'est sa fille, un être humain miniature qui sait écouter, mais pas encore juger. Alors, il commence à lui raconter, et il parle, il parle comme il boit, sans plus pouvoir s'arrêter.

 

Elle écoute parler son père tandis que sous ses yeux défilent des images qu'elle ne comprend pas mais qui l'hypnotisent. De vagues défilés de carnaval dans des décors étranges, des tunnels multicolores, elle ne sait pas bien. Elle ne comprend pas non plus ce que lui dit Papa, mais elle l'écoute attentivement : elle sait très bien ce qu'on attend d'elle. Des mots la frappent, des expressions l'interpellent, s'ajoutent à son vocabulaire. Elle les trouve drôles et étranges. Elle entend son père dire « ça me mine » et elle pense aux sept nains de Blanche Neige, ou encore « je vais péter les plombs » et elle repense à cette panne d'électricité, où il avait fallu descendre à la cave pour remettre la lumière.

Il est tard, c'est le milieu de la nuit. Le flot ininterrompu de paroles et la respiration de son père, semblable à celle d'un gros animal indolent, la bercent.

 

Des années après cet épisode depuis longtemps oublié, elle rêve.

Le décor est connu, il fait jour mais le ciel est gris et triste. Sur le chemin de campagne qui mène à la maison de famille où elle passe ses vacances, avance lentement un gros éléphant ravagé par une tristesse immense. Ses yeux caves regardent ses pieds. Son dos, foré à multiples reprises, est criblé de puits, desquels dépassent des échelles et des cordes à nœuds. Des armées de lutins coiffés de petits bonnets rouges et équipés de pioches arpentent le dos de l’animal, grouillent sur et dans la pauvre carcasse tels des vers dans un cadavre ambulant. Elle même se trouve être parmi eux, et descend jusque dans les entrailles de la bête. Dans ce décor de carton-pâte, on aperçoit les côtes et quelques organes au milieu d'un grand espace vide, facilement circulable.

Tout au fond de l'organisme se trouve une petite porte verte, avec une poignée ronde. À sa vue, elle est saisie d'une trouble appréhension, mais elle sait ce qu'elle doit faire, et puisque c'est ainsi que doit se poursuivre le rêve, elle s'approche, indifférente aux sons étouffés, et l'ouvre.

 

Comme un diable à ressort, un énorme cœur saignant et tambourinant lui jaillit au visage.



15/04/2014
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