Le Champ des Clefs

Le Champ des Clefs

Maurice ou les générations croisées

 Papi fait des mots croisés. Image d’Épinal de notre enfance, ça : c'est l'été, il fait beau, il fait chaud, en plein après midi nous chahutons plus ou moins dans la piscine, tandis que les adultes, monopolisant les chaises longues au moelleux incomparable, nous observent distraitement tout en discutant de trucs d'adultes. Et papi fait des mots croisés. J'ai toujours bien aimé, à ces moments-là, m'approcher de lui et regarder la grille par dessus son épaule, ou bien tendre l'oreille, prête à entrer dans le jeu, attentive au moment où il énoncera une définition ardue, à la réponse recherchée. Ainsi le cruciverbiste fait-il d'un passe temps solitaire une affaire de famille, rameutant femme et enfants pour plancher sur un infinitif en huit lettres avec un « r » en troisième place.

 

Le plaisir de l'énigme, la fierté de trouver LE mot avant les grands ! Ah, ça mouline dur dans nos cervelles. Ça réfléchit, ça suggère, ça compte les lettres, ça s'exclame « mais non ! Tu en as une de trop, ça rentre pas ! » Et quand soudain jaillit la réponse, nous nous sentons des Sherlock Holmes de papier, des Rouletabille du dico, des San Antonio du vocabulaire, et nous encabanons soigneusement les lettres les unes à côté des autres, chacune dans sa cellule attitrée, en choisissant avec qui elles communiqueront et de qui elles seront inexorablement séparées par d'épaisses murailles d'encre noire. Parfois, je l'avoue, certaines sont les malheureuses victimes d'erreurs judiciaires, emprisonnées à tort dans une grille qui ne leur va pas. Les innocentes sont alors relâchées avec nos plus plates excuses et force ratures, et remplacées par d'autres qui conviennent mieux. Ce petit monde strict et carré a sa propre logique, une logique où Cavalcade se trouve à jamais liée à Tambour et Fromagerie, et où de longs fleuves se retrouvent les égaux du ru.

 

Bref, papi fait des mots croisés. Il m'a raconté qu'il tient cet intérêt de son oncle Maurice. Ah, ce Maurice, un personnage ! Un Merliot ayant comme de juste grandi dans le pôle culturel du canton, à savoir le petit village de Nailhac, dont je doute fort que la population ait un jour dépassé les 700 âmes, touristes compris, parti à dix-huit ans faire le militaire en Afrique du Nord. Un peu trop enthousiaste, il eut un jour la drôle d'idée de s'envoyer en l'air avec une mine antipersonnel en Egypte. Finalement, bien lui en prit, puisqu'envoyé d'urgence à l'hôpital du Caire, il y rencontra une jeune infirmière anglo-turque qu'il épousa une fois remis de son explosive rencontre. Ensemble ils parcoururent le monde, de conflit en conflit, et autant vous dire qu'à l'époque, sans avions de ligne, parcourir le monde c'était une autre paire de manches qu'aujourd'hui ! Mary, elle, elle adorait surtout les trajets en bateau, quand ils revenaient au pays pendant les permissions. Presque un mois de mer pour un mois de Périgord, un chouette ratio. Je crois que j'aurais aimé être Maurice ou Mary. Ils avaient un pied à terre dans le Sud, à Nice je crois, et leur fille Mireille y naquit et y fit ses études. Chose amusante, Mireille revint aux sources, car elle a aujourd'hui une maison en Dordogne pour sa retraite.

 

Enfin bon, tout ça pour dire que quand Maurice rentrait à Nailhac, tout bronzé, tout musclé, en uniforme, avec son élégance et sa gentillesse, il était l'événement. Un fils prodigue ! Il ne parla jamais beaucoup de ce qu'il vivait, frappé du mutisme de beaucoup de combattants qui ont vécu l'horreur et vu le diable en face, peut-être même dans leur miroir. Et Maurice aussi, faisait des mots croisés. Pensez-vous, lui, l'homme de terrain, d'aventure, de voyages, se retrouvait au fin fond de la cambrousse pour un mois, sans grand chose à faire ; il devait se sentir engoncé là-dedans, comme dans un pantalon trop petit. Ou peut-être y était-il au contraire, aussi à l'aise que dans un bon pyjama, tellement bien et relaxé que pfiou ! Envolée la bougeotte ! Et ça noircissait les grilles. Et le petit Michel, qui ignorait encore qu'il deviendrait mon grand-père, à moins que je n'aie rien soupçonné de ses dons de divination, aimait bien s'approcher de lui et regarder les définitions par dessus son épaule.

 

C'était à environ douze kilomètres d'ici, sous ce soleil, sur ce sol calcaire, dans cette même atmosphère chargée des arômes de foins coupés et des stridulations des criquets, et c'était il y a soixante ans. Ainsi se répètent les gestes, à deux générations d'écart, ainsi se transmettent les goûts et les habitudes. Ainsi perdure l'aïeul à travers ses descendants. J'aurais bien aimé connaître Maurice, je pense que c'était un type épatant, mon arrière-grand-oncle.  



19/06/2014
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 6 autres membres